En bref
Les défenseurs de l’expérimentation animale parlent régulièrement des prix Nobel de physiologie ou médecine, décernés majoritairement à des travaux impliquant des expériences sur les animaux. Leur but est de dire que la recherche biomédicale n’avancerait pas sans l’expérimentation animale.
Mais leur raisonnement repose sur des affirmations beaucoup trop générales pour être valides. D’ailleurs, le même raisonnement pourrait aboutir à l’idée que la recherche biomédicale n’avancerait pas si elle était effectuée uniquement par des femmes, ce qui est absurde. En fait, le simple fait que l’expérimentation animale soit autorisée, largement pratiquée, et obtienne des résultats, suffit à expliquer sa présence si récurrente parmi les prix Nobel.
Enfin, cet argument cherche à soutenir l’idée qu’il faut continuer l’expérimentation animale, mais il fait l’impasse sur la discussion du spécisme, seule à même de permettre le passage de sa conclusion descriptive (« la recherche biomédicale n’avancerait pas sans l’expérimentation animale », ce qui reste à prouver) à une idée prescriptive (« il faut continuer »).
En détail
Le contexte
Avant-hier, le prix Nobel de physiologie ou médecine a été annoncé. Chaque année, c’est l’occasion pour les promoteurs de l’expérimentation animale de mettre celle-ci en avant. L’argument fait partie des « 40 raisons pour lesquelles les animaux sont nécessaires à la recherche biomédicale », publiées par l’EARA (interprofession européenne de l’expérimentation animale) : « Presque tous les lauréats et lauréates du prix Nobel de physiologie ou médecine depuis 1901 ont utilisé des données animales pour leurs recherches ».
L’an dernier, le Gircor (interprofession française de l’expérimentation animale) parlait « des avancées majeures qui n’auraient pas été possibles sans la recherche animale et qui ont été récompensées par des prix Nobel ». Son infographie indiquait que « la plupart des travaux récompensés par un prix Nobel de médecine sont le fruit de recherches qui n’auraient pas été possibles sans le recours à des animaux ». Quelques mois plus tôt, Allain Bougrain-Dubourg donnait la parole au président du Gircor dans Charlie Hebdo, et écrivait que « sans les animaux, jamais les scientifiques ne seraient parvenus aux découvertes qui leur ont valu un prix Nobel ». Cette année encore, le prix Nobel a été attribué à deux chercheurs qui ont utilisé des vers nématodes pour étudier le micro-ARN, et au moins une association étatsunienne les a déjà ajoutés à sa liste.
Alors, qu’en est-il vraiment et où cet argument veut-il en venir ?
Que dit l'argument ?
Reprenons le propos, de ses prémisses à sa conclusion (généralement implicite), de la manière la plus charitable possible, en conservant les formulations les plus explicites et les moins floues.
(P1) Le prix Nobel de physiologie ou médecine depuis 1901 a presque toujours récompensé des travaux ayant impliqué des expérimentations sur des animaux.
ET ~ DONC
(P2/C1) Les avancées obtenues par les recherches récompensées par le prix Nobel de physiologie ou médecine depuis 1901 n’auraient pas été possibles sans l’expérimentation animale.
DONC
Il faut continuer à expérimenter sur des animaux.
Les prémisses explicites sont-elles vraies ?
(P1) est vraie. La présence de l’expérimentation animale parmi les méthodes employées est indéniable, même si je ne suis pas allé vérifier chaque prix Nobel concerné pour voir quel rôle a joué exactement l’utilisation des animaux dans les avancées récompensées.
(P2) est plus discutable : peut-on vraiment parler d’une situation historique hypothétique dont on ne sait rien d’autre que l’absence d’expérimentation animale ? Plusieurs choses pourraient être précisées :
- L’expérimentation animale aurait-elle été interdite ou réglementée différemment ? Aurait-elle été autorisée, mais pas pratiquée pour les avancées dont on parle ? D’autres méthodes de recherche auraient-elles été interdites, limitées, encouragées ou régulièrement pratiquées ? Depuis quand ces différences auraient-elles été en place ?
- L’équipe aurait-elle eu le même budget et les mêmes moyens techniques et logistiques sans l’utilisation d’animaux ? Un budget inférieur ? Un budget supérieur ?
- D’autres équipes auraient-elles travaillé sur des manières non-expérimentales de résoudre le problème visé ? (politiques de prévention primaire, réglementations…)
- Veut-on dire que l’avancée aurait été impossible à la date où elle a eu lieu dans le monde actuel, ou bien qu’elle serait strictement impossible quelles que soient les conditions envisageables ?
Ces précisions n’étant jamais données, les fondements de l’argument restent extrêmement flous. Mais le lien entre les deux prémisses est souvent ambigu, ce qui permet d’imaginer que cette prémisse se justifie d’une autre manière.
(P1) donc (P2) ?
Du descriptif au prédictif
D’abord, (P1) et (P2) ne parlent que des réalisations passées. Pour supposer que les mêmes méthodes doivent être utilisées dans le futur pour continuer à obtenir des avancées du même type, il faut donc ajouter deux prémisses :
(P3) Les caractéristiques récurrentes des travaux récompensés dans le passé par les prix Nobel sont un indicateur de ce qui est nécessaire pour une recherche biomédicale fructueuse dans le futur.
DONC
(P4/C2) La recherche biomédicale ne pourrait plus avancer si on arrêtait l’expérimentation animale.
Puisque (P1) est vraie (l’expérimentation animale fait partie de la plupart des travaux récompensés par le prix Nobel de physiologie ou médecine), (P4) est une conséquence logique de la combinaison de (P2) et (P3). Reste à évaluer (P3). Or, celle-ci souffre des mêmes défauts que (P2) : sans précision sur les conditions réglementaires, financières et logistiques, l’échelle de temps à laquelle on réfléchit et le but spécifique recherché, il est difficile de savoir ce que recouvre l’adjectif « nécessaire », et les fondements de l’argument sont, là encore, flous.