Aller au contenu

L’argument du mois (#1) Les prix Nobel de l’expérimentation animale

En bref

Les défenseurs de l’expérimentation animale parlent régulièrement des prix Nobel de physiologie ou médecine, décernés majoritairement à des travaux impliquant des expériences sur les animaux. Leur but est de dire que la recherche biomédicale n’avancerait pas sans l’expérimentation animale.

Mais leur raisonnement repose sur des affirmations beaucoup trop générales pour être valides. D’ailleurs, le même raisonnement pourrait aboutir à l’idée que la recherche biomédicale n’avancerait pas si elle était effectuée uniquement par des femmes, ce qui est absurde. En fait, le simple fait que l’expérimentation animale soit autorisée, largement pratiquée, et obtienne des résultats, suffit à expliquer sa présence si récurrente parmi les prix Nobel.

Enfin, cet argument cherche à soutenir l’idée qu’il faut continuer l’expérimentation animale, mais il fait l’impasse sur la discussion du spécisme, seule à même de permettre le passage de sa conclusion descriptive (« la recherche biomédicale n’avancerait pas sans l’expérimentation animale », ce qui reste à prouver) à une idée prescriptive (« il faut continuer »).

En détail

Un edit du 16/10/2024, après discussions avec des spécialistes, est signalé par des soulignements pointillés dans le texte.

Le contexte

Avant-hier, le prix Nobel de physiologie ou médecine a été annoncé. Chaque année, c’est l’occasion pour les promoteurs de l’expérimentation animale de mettre celle-ci en avant. L’argument fait partie des « 40 raisons pour lesquelles les animaux sont nécessaires à la recherche biomédicale », publiées par l’EARA (interprofession européenne de l’expérimentation animale) : « Presque tous les lauréats et lauréates du prix Nobel de physiologie ou médecine depuis 1901 ont utilisé des données animales pour leurs recherches ».

L’an dernier, le Gircor (interprofession française de l’expérimentation animale) parlait « des avancées majeures qui n’auraient pas été possibles sans la recherche animale et qui ont été récompensées par des prix Nobel ». Son infographie indiquait que « la plupart des travaux récompensés par un prix Nobel de médecine sont le fruit de recherches qui n’auraient pas été possibles sans le recours à des animaux ». Quelques mois plus tôt, Allain Bougrain-Dubourg donnait la parole au président du Gircor dans Charlie Hebdo, et écrivait que « sans les animaux, jamais les scientifiques ne seraient parvenus aux découvertes qui leur ont valu un prix Nobel ». Cette année encore, le prix Nobel a été attribué à deux chercheurs qui ont utilisé des vers nématodes pour étudier le micro-ARN, et au moins une association étatsunienne les a déjà ajoutés à sa liste.

Alors, qu’en est-il vraiment et où cet argument veut-il en venir ?

Que dit l'argument ?

Reprenons le propos, de ses prémisses à sa conclusion (généralement implicite), de la manière la plus charitable possible, en conservant les formulations les plus explicites et les moins floues.

(P1) Le prix Nobel de physiologie ou médecine depuis 1901 a presque toujours récompensé des travaux ayant impliqué des expérimentations sur des animaux.

ET ~ DONC

(P2/C1) Les avancées obtenues par les recherches récompensées par le prix Nobel de physiologie ou médecine depuis 1901 n’auraient pas été possibles sans l’expérimentation animale.

DONC

Il faut continuer à expérimenter sur des animaux.

Les prémisses explicites sont-elles vraies ?

(P1) est vraie. La présence de l’expérimentation animale parmi les méthodes employées est indéniable, même si je ne suis pas allé vérifier chaque prix Nobel concerné pour voir quel rôle a joué exactement l’utilisation des animaux dans les avancées récompensées.

(P2) est plus discutable : peut-on vraiment parler d’une situation historique hypothétique dont on ne sait rien d’autre que l’absence d’expérimentation animale ? Plusieurs choses pourraient être précisées :

  • L’expérimentation animale aurait-elle été interdite ou réglementée différemment ? Aurait-elle été autorisée, mais pas pratiquée pour les avancées dont on parle ? D’autres méthodes de recherche auraient-elles été interdites, limitées, encouragées ou régulièrement pratiquées ? Depuis quand ces différences auraient-elles été en place ?
  • L’équipe aurait-elle eu le même budget et les mêmes moyens techniques et logistiques sans l’utilisation d’animaux ? Un budget inférieur ? Un budget supérieur ?
  • D’autres équipes auraient-elles travaillé sur des manières non-expérimentales de résoudre le problème visé ? (politiques de prévention primaire, réglementations…)
  • Veut-on dire que l’avancée aurait été impossible à la date où elle a eu lieu dans le monde actuel, ou bien qu’elle serait strictement impossible quelles que soient les conditions envisageables ?

Ces précisions n’étant jamais données, les fondements de l’argument restent extrêmement flous. Mais le lien entre les deux prémisses est souvent ambigu, ce qui permet d’imaginer que cette prémisse se justifie d’une autre manière.

(P1) donc (P2) ?

Si le lien est une simple addition (« ET »), l’idée est que l’expérimentation animale a un statut spécifique qui la rend indispensable à la réussite des travaux considérés. La vérité de la prémisse dépend donc des nombreuses précisions esquissées ci-dessus. Mais si le lien est une inférence (« DONC »), l’idée est la suivante : la récurrence d’une caractéristique dans les travaux récompensés par les prix Nobel (P1) impliquerait que cette caractéristique est nécessaire pour la réussite de ce type de travaux (P2). En réponse indirecte à un commentaire sur X, le Gircor a ainsi affirmé que « si la corrélation entre utilisation des animaux et Prix Nobel n’implique évidemment pas un lien de causalité, elle constitue un indicateur en l’absence d’alternatives ayant démontré la même efficacité ». L’obtention d’un Prix Nobel « indiquerait » donc que les avancées permises par les recherches récompensées n’auraient pas pu être réalisées par d’autres méthodes que celles qui ont été employées. Rien ne vient pourtant étayer cette affirmation. De plus, sa logique formelle la plus courante (« affirmation du conséquent ») pourrait être reprise pour affirmer (à tort) que puisque les hommes représentent plus de 94 % des lauréat·es du prix Nobel de physiologie ou médecine, les avancées liées à leurs travaux n’auraient pas pu être obtenues par des femmes seules. Les fondements de l’argument sont donc mis à mal quel que soit le lien entre les deux prémisses telles qu’elles sont exposées. De plus, même en supposant que la validité de (P2) soit démontrée, la conclusion « Il faut continuer à expérimenter sur des animaux » n’en découle pas logiquement sans l’ajout de prémisses implicites qui permettent de passer du descriptif au prédictif et au prescriptif.

Du descriptif au prédictif

D’abord, (P1) et (P2) ne parlent que des réalisations passées. Pour supposer que les mêmes méthodes doivent être utilisées dans le futur pour continuer à obtenir des avancées du même type, il faut donc ajouter deux prémisses :

(P3) Les caractéristiques récurrentes des travaux récompensés dans le passé par les prix Nobel sont un indicateur de ce qui est nécessaire pour une recherche biomédicale fructueuse dans le futur.

DONC

(P4/C2) La recherche biomédicale ne pourrait plus avancer si on arrêtait l’expérimentation animale.

Puisque (P1) est vraie (l’expérimentation animale fait partie de la plupart des travaux récompensés par le prix Nobel de physiologie ou médecine), (P4) est une conséquence logique de la combinaison de (P2) et (P3). Reste à évaluer (P3). Or, celle-ci souffre des mêmes défauts que (P2) : sans précision sur les conditions réglementaires, financières et logistiques, l’échelle de temps à laquelle on réfléchit et le but spécifique recherché, il est difficile de savoir ce que recouvre l’adjectif « nécessaire », et les fondements de l’argument sont, là encore, flous.

Du descriptif au prescriptif

Supposons tout de même que l’ensemble des prémisses, de (P1) à (P4), soient vraies. On a donc le raisonnement qui suit : puisque la plupart des prix Nobel de physiologie ou médecine ont récompensé des travaux qui ont utilisé l’expérimentation animale et n’auraient pas été possibles sans, la recherche biomédicale ne pourrait plus avancer dans le futur si on arrêtait l’expérimentation animale ; il faut donc continuer à expérimenter sur les animaux. Le problème se situe désormais dans le lien entre les prémisses, purement descriptives (à supposer qu’elles soient valides), et la conclusion, prescriptive puisqu’elle indique ce qu’il « faut » faire. À vrai dire, cette conclusion est le plus souvent laissée à l’appréciation du public, bien qu’elle soit parfois explicitée, (P4) jouant alors le rôle de conclusion. Cependant, l’argument émane systématiquement de personnes qui défendent, voire promeuvent, l’expérimentation animale. L’intérêt de (P4) pour ces personnes est manifestement d’en arriver à la conclusion prescriptive qu’il faut poursuivre l’expérimentation animale, en passant par une prémisse implicite (P5) indiquant que l’on veut que la recherche biomédicale avance (ce que je supposerai vrai ici). Mais le passage de (P4) à la conclusion se heurte à la guillotine de Hume, reformulée ainsi par le Cortecs : « il est fallacieux d’aller chercher dans la description des lois aveugles de la biologie et de la physique des justifications à des choix éthiques normatifs ». En somme, on ne passe pas gratuitement du descriptif au prescriptif ; des prémisses supplémentaires doivent établir un lien entre les deux. On peut supposer que les personnes qui emploient l’argument des prix Nobel ne voudraient pas que celui-ci puisse justifier l’expérimentation sur des personnes humaines non consentantes même dans le cas où cela apporterait des avancées biomédicales majeures. Or, pour défendre l’expérimentation animale tout en refusant le même type d’expériences sur des personnes humaines, il faut au strict minimum adhérer au spécisme, c’est-à-dire à l’idée que l’espèce d’un individu (ou des attributs globalement attribués à son espèce, à tort ou à raison) est un facteur pertinent de discrimination morale. Le lien entre les avancées de la recherche biomédicale (P4) et la volonté de poursuivre l’expérimentation animale (Conclusion) devrait donc passer par une discussion approfondie sur la légitimité du spécisme. Cette discussion n’accompagnant jamais l’argument des prix Nobel, ce dernier est défaillant si son but est bien d’arriver à l’idée qu’il faut continuer à expérimenter sur des animaux.

Schéma de synthèse