En bref
Les défenseurs de l’expérimentation animale invoquent souvent la réglementation « très stricte » qui encadre ces pratiques, afin de dire que l’expérimentation animale est légitime dans ce contexte. Mais cet argument repose sur une série d’affirmations fausses.
Certes, l’expérimentation animale est réglementée. Cependant, sa réglementation ne peut pas être qualifiée de « stricte » pour deux raisons. D’une part, si les prescriptions réglementaires sont effectivement plus précises aujourd’hui qu’à n’importe quelle autre époque, la plupart d’entre elles offrent des marges de manœuvre ou des possibilités de dérogation très larges. D’autre part, les infractions sont fréquentes et les établissements en cause ne craignent en général rien de plus qu’une lettre de mise en demeure, ce qui est loin de garantir l’application de la réglementation dans le futur. Si la même réglementation était appliquée à la recherche impliquant des personnes humaines, personne n’oserait la qualifier de « stricte ».
Enfin, l’existence d’une réglementation, à elle seule, ne peut pas établir la légitimité d’une pratique. En particulier, il serait révoltant de réaliser des expérimentations sur des personnes humaines réglementées telle que l’est l’expérimentation animale aujourd’hui. L’acceptation de cette dernière repose donc sur un double standard clairement spéciste. Alors que le spécisme est très largement rejeté par les spécialistes de philosophie morale, il n’est jamais discuté par les partisans de l’expérimentation animale. En l’absence d’une telle discussion, l’argument sur la réglementation ne peut avoir aucune valeur.
En détail
Le contexte
Il y a soixante-et-un an aujourd’hui, le 19 novembre 1963, le gouvernement français promulgue la loi n° 63-1143 relative à la protection des animaux, qui prévoit la réglementation de l’expérimentation. Depuis le début du 20e siècle, les professionnels de l’expérimentation animale s’opposent à toute limitation de leurs pratiques. Ainsi, en 1908, le directeur de l’École nationale vétérinaire d’Alfort parlait d’une « entreprise (…) rétrograde contre la science française » et une tribune affirmait que réglementer la vivisection serait « encore plus fort que de réglementer l’art au nom de la morale ».
En 1963, c’est donc la première fois que les « expériences ou recherches scientifiques ou expérimentales sur les animaux » apparaissent dans la loi française : les pratiquer « sans se conformer aux prescriptions qui seront fixées par un décret en Conseil d’État » sera puni de peine de 2000 à 6000 nouveaux francs (~ 3700 à 11000 € en 2023). Il faudra encore attendre plus de quatre ans pour voir paraitre le décret en question en février 1968.
Avec cette réglementation puis les suivantes (imposées à l’échelle de l’Europe), les promoteurs de l’expérimentation animale ont un nouvel argument : l’encadrement est très strict, le public peut se rassurer, les laboratoires ne font pas n’importe quoi aux animaux. Au 21e siècle, ce discours est encore là : quand le CNRS signe la « charte de transparence » du Gircor en 2021, le président du Gircor (vétérinaire du CNRS) est cité disant qu’ « avec la réglementation très exigeante et l’encadrement strict qui sont en place, “les scientifiques peuvent assumer” ».
Le fond du propos est là : c’est réglementé, donc c’est acceptable. Cet argument tient-il la route ? Et à quel point la réglementation est-elle vraiment « stricte » ?
Que dit l'argument ?
Reprenons donc l’argument, de ses prémisses à sa conclusion, de la manière la plus charitable possible.
(P1) L’expérimentation sur les animaux est encadrée par une réglementation.
ET
(P2) La réglementation de l’expérimentation animale est très stricte.
ET
(P3) La réglementation de l’expérimentation animale est généralement bien appliquée.
ET
(P4) Si la réglementation n’est pas appliquée par un établissement, des actions suffisantes pour assurer son application dans le futur sont mises en place.
DONC
(C) Continuer l’expérimentation sur les animaux dans les conditions actuelles est acceptable.
La réglementation – (P1) et (P2)
(P1) est vraie. La France réglemente l’expérimentation animale depuis 1968 et applique depuis 2013 la transposition de la réglementation définie par la directive européenne 2010/63/UE, qui fixe des conditions d’agrément et d’inspection, de fonctionnement, de formation du personnel, de détention et de mise à mort des animaux, et d’évaluation et d’autorisation des projets.
(P2) est moins claire. Que veut dire « très stricte » ?
Puisque j’ai choisi de formuler l’application de la réglementation dans (P3), on peut considérer ici que (P2) cherche à dire que les prescriptions réglementaires remplissent deux conditions : (i) elles sont précises et (ii) elles ne peuvent pas être contournées légalement. Cela correspond bien à la formulation du Gircor cité plus haut : « la réglementation très exigeante ». Des prescriptions non contournables mais trop floues, de même que des prescriptions très précises mais pouvant être contournées aisément, ne pourraient pas être considérées comme « strictes » ou « exigeantes ».
La première condition est remplie : une annexe à la réglementation détaille pour chaque espèce notamment les tailles minimales des cages, les températures acceptables et les méthodes d’abattage autorisées, ainsi que le processus de demande d’agrément, qui est formalisé (de même que le processus de demande d’autorisation est explicité dans une autre annexe). Il est tout à fait possible d’imaginer une réglementation détaillant beaucoup plus les conditions de détention des animaux et les gestes techniques de mise à mort, ou proposant un système plus fin de classification des degrés de gravité. Mais au minimum, la réglementation française et européenne expose un niveau de détail plus élevé que ce qu’imaginent la plupart des gens et beaucoup plus élevé que tout ce qui a existé dans le monde au 20e siècle concernant les animaux.
La seconde condition, en revanche, n’est pas satisfaite. La plupart des prescriptions de la réglementation française et européenne sont floues ou sont susceptibles de faire l’objet de dérogations pour peu que le but des recherches ou des tests le « justifie ». Comme je l’ai souligné avec Roland Cash et Muriel Obriet (de Transcience) dans un article publié en 2023 dans la Revue Semestrielle de Droit Animalier, des expressions telles que « dans la mesure du possible », « autant que possible » ou « sans compromettre les objectifs du projet », sont parsemées dans l’ensemble des textes réglementaires. Même l’interdiction d’utiliser des grands singes (chimpanzés, gorilles, orangs-outans et bonobos) pourrait être outrepassée si certaines conditions étaient réunies. Quant aux prescriptions relatives à la détention des animaux, aux 3R ou à la mise à mort, notamment, les objectifs du projet priment : si l’équipe justifie que l’objectif ne peut pas être atteint en respectant les prescriptions, alors elle peut, par exemple, détenir des animaux sociaux dans des cages individuelles, les privant de contacts sociaux sur de longues périodes, ou encore ne pas leur fournir d’antidouleurs si ceux-ci sont susceptibles d’interférer avec les mesures et les tests réalisés.
Globalement, on aurait bien du mal à qualifier de « stricte » une telle réglementation si elle s’appliquait aux recherches impliquant des personnes humaines.
L’application de la réglementation – (P3)
Les principes réglementaires sont futiles s’ils ne sont pas respectés. (P3) affirme que la réglementation de l’expérimentation animale est généralement bien appliquée. Aucun détail, aucun chiffre n’est donné par les défenseurs de l’expérimentation animale pour soutenir cette idée, qui reste à vrai dire souvent implicite dans leur discours.
L’une des seules discussions de cet aspect a été publiée sur le site du ministère de l’Agriculture en 2022 (après que je lui ai envoyé mon analyse de 132 rapports d’inspection et que j’ai publié une tribune à ce sujet). Il y est dit qu’en 2019, « 81,55 % des établissements sont globalement conformes ou avec quelques non-conformités mineures, ce qui est un résultat satisfaisant ». Le chiffre désigne le pourcentage d’établissements ayant reçu une note globale de « A – Conformité » ou « B – Non-conformité mineure ». Or, parmi les centaines de rapports d’inspection que j’ai obtenus par la voie des tribunaux administratifs, les établissements notés A ou B présentent régulièrement plus de cinq items en « non-conformité mineure » et parfois un ou plusieurs items en « non-conformité moyenne ». La description du ministère pour son propre chiffre est donc inexacte.
Entre un tiers et la moitié des établissements sont inspectés chaque année en France. Si les chiffres de 2019 sont généralisables, sur un total de plus de 600 établissements dans le pays, alors chaque année, 18,45 % d’établissements, soit plus de 110, sont globalement en non-conformité moyenne ou majeure (sans compter les plus de 250 établissements en « non-conformité mineure », qui présentent bien des infractions, fussent-elles mineures, à la réglementation). Depuis deux ans et demi, le site du ministère n’a pas mis à jour sa section sur les inspections et indique toujours que « les données de l’année 2021 sont en cours d’analyse ».
Par ailleurs, de 2013 à 2022, puisqu’aucun comité d’éthique n’était agréé, aucun de leurs avis ne permettait légalement l’autorisation des projets ; tous les projets autorisés par le ministère de la Recherche sur cette période l’ont donc été illégalement. C’est ce qu’a conclu un article publié dans Le Monde après une série de dix annulations de projets à ce motif par le tribunal administratif de Paris en début d’année.
Il serait donc bien difficile d’affirmer que la réglementation est même « généralement » bien appliquée. Au mieux, on pourrait affirmer que la plupart des prescriptions réglementaires sont généralement respectées, ce qui est nettement moins ambitieux. En l’état, (P3) est fausse. La réglementation de l’expérimentation animale n’est pas généralement bien appliquée.
Les sanctions en cas d’infraction – (P4)
L’expression « très stricte » de (P2) pourrait signifier que le non-respect des prescriptions précises de la réglementation est lourdement sanctionné. C’est l’idée de « l’encadrement strict » dans la citation du Gircor en introduction. De même, en 2017, dans La Tronche en Live #49, l’invité Didier Desor affirme que la réglementation de l’expérimentation animale, qu’il enseigne à Nancy, est très dure, et qu’il a « connu des unités CNRS ou INRA qui ont été à deux doigts d’être fermées parce qu’elles avaient 1020 souris dans une salle prévue pour 1000 souris ».
La réalité est bien différente. D’abord, les sanctions légales pouvant être appliquées sont très réduites. Elles s’élèvent à quelques centaines d’euros pour le Code rural (qui liste précisément les infractions concernées), et peuvent monter à quelques dizaines de milliers d’euros pour le Code pénal (qui est beaucoup plus flou sur son application).
D’après les informations fournies à la Commission européenne par le gouvernement français, de 2013 à 2017, sur 1387 inspections (dont les chiffres du ministère de l’Agriculture, cités ci-dessus, suggèrent qu’elles ont donné lieu à plus de 200 notes globales de non-conformité « moyenne » ou « majeure »), les préfectures ont émis 78 mises en demeure (pour des établissements présentant des non-conformités graves), suspendu huit agréments le temps que les établissements se mettent en conformité, retiré un seul agrément (pour un établissement qui ne pouvait techniquement pas être mis aux normes) et transmis deux dossiers au procureur de la République pour tenter d’appliquer les sanctions prévues par la réglementation.
Sur la période 2018-2022, toujours avec plus de 200 notes globales de non-conformité « moyenne » ou « majeure », les préfectures ont émis 77 mises en demeure, suspendu un agrément « car des procédures expérimentales sur les Zebrafish étaient mises en œuvre sans autorisation et le personnel manipulant les animaux ne disposait pas de la qualification appropriée », et transmis un seul dossier au procureur. Sur cette même période, un établissement du CEA a expérimenté sur des animaux sans agrément pendant plusieurs années et a causé la mort de plusieurs primates par négligence et/ou défaut de soins, d’après les rapports d’inspection.
Vu ces éléments, on peut difficilement parler de sanctions lourdes, la plupart des infractions ne donnant lieu à aucune suite, et la plupart des suites données étant de simples lettres de mise en demeure. Manifestement, les actions prises en réponse aux infractions ne sont pas suffisantes pour assurer l’absence d’infractions dans le futur.
(P4) est fausse.
Du descriptif au normatif
Même à supposer que les prémisses soient vraies, il n’en découlerait pas automatiquement la conclusion selon laquelle « continuer l’expérimentation sur les animaux dans les conditions actuelles est acceptable ». Il faut pour cela une prémisse supplémentaire :
(P5) Toute pratique qui fait l’objet d’une réglementation très stricte, bien appliquée et dont la violation entraine des sanctions qui garantissent son respect futur est moralement acceptable.
Or, l’esclavage a longtemps été réglementé en France, et cela n’en faisait pas une pratique légitime. De même, la torture judiciaire a été restreinte à la fin du 17e siècle, ce qui ne la rendait pas moralement acceptable pour autant. On peut supposer sans aucun doute que les organismes qui défendent l’expérimentation animale ne jugent pas que la présence d’une réglementation et son application aient pu rendre acceptables des pratiques telles que celles-ci. Pour eux, (P5) s’applique uniquement aux pratiques qui n’impliquent que des animaux autres qu’humains.
(P5) présuppose donc que la légitimité du spécisme (c’est-à-dire de l’idée que l’espèce d’un individu, ou des attributs globalement attribués à son espèce, à tort ou à raison, sont des facteurs pertinents de discrimination morale). Or, la position dominante en philosophie morale et en éthique animale étant de rejeter le spécisme, (P5) doit être rejetée tant qu’elle ne s’accompagne pas d’une discussion prouvant la légitimité du spécisme.
Cette discussion n’accompagnant jamais l’argument de la réglementation, ce dernier est défaillant si son but est bien d’arriver à l’idée qu’expérimenter sur des animaux ne pose pas de problème tant qu’une réglementation stricte y est appliquée.