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Expérimentation animale : vivisection du débat (Orléans, 03/11/2021)

Synopsis

Cent-cinquante ans que le débat sur l’expérimentation animale fait rage en France, cent-cinquante ans qu’il ne mène nulle part. Il a fallu attendre la fin des années 1980 pour avoir une réglementation, et elle sert aujourd’hui d’alibi au milieu de la recherche alors que les administrations refusent au public l’accès à la plupart des documents qui pourraient mieux l’informer sur cette réglementation et son application sur le terrain. Du reste, la notion d’éthique est souvent tordue pour correspondre au discours qui est porté, et le débat scientifique n’a concrètement pas lieu, chaque camp étalant généralement ses arguments uniquement dans ses propres réseaux. Bref, il est largement temps de viviséquer le débat et d’en tirer les conclusions qui s’imposent. Dans cette conférence, Nicolas Marty tenter de nous aider à y voir plus clair, à mieux connaitre la réalité de l’expérimentation animale en France et à porter un regard critique sur les arguments déployés et sur leurs conséquences concrètes.

Retours

Alors que l’on parle de plus en plus de “bien-être animal”, l’expérimentation animale reste un sujet à part, rarement évoqué et peu questionné à l’exception de quelques passionnés dont Nicolas Marty, président de l’association bordelaise antispéciste ACTA et qui y consacre sa vie depuis deux ans et demi.

C’est ainsi que commence le compte-rendu rédigé par Sophie Deschamps pour Mag Centre de la conférence que j’ai donnée le 3 novembre à la Maison des Associations d’Orléans, sur invitation de l’association locale Info Végane.

La conférence s’intitule “Expérimentation animale : vivisection du débat”, et sera donnée à nouveau à Rouen le 22 novembre, puis au gré de vos sollicitations et de mes possibilités.

Transcription de la vidéo

Salut, et merci d’être là pour cette conférence. On l’a prévue assez récemment avec Info Végane, parce que j’ai su que je devais être à Orléans demain matin, donc c’était l’occasion de voir les gens sur place et de parler un peu de l’expérimentation animale, ce sujet qui est maintenant ma spécialité et qui est très complexe et bien mal connu même dans les milieux militants. Mal connu, notamment parce que le débat ressemble…

Panorama du débat

…à ça. En gros, il y a trois grands sujets qui reviennent, c’est la science, l’éthique, et la réglementation, avec d’un côté, des gens qui disent que c’est pas scientifique, que c’est de la vivisection immorale et que la réglementation est nulle au point de laisser les chercheurs et les chercheuses découper des animaux sans anesthésie… et puis de l’autre côté, on a des gens qui disent que la science en a besoin, qu’on retournerait au Moyen-Âge si on arrêtait, que c’est un impératif moral et que la réglementation est tellement stricte qu’on peut pas toucher un poil de souris sans le feu vert des autorités. Le Moyen-Âge et les poils de souris, c’est des vraies citations, ce qui en dit beaucoup sur la mauvaise foi qui peut sortir du débat sur ces questions. Donc, ce que je vais vouloir faire aujourd’hui, c’est replacer un peu des connaissances concrètes sur ces différents points, pour vous aider à vous situer dans le débat et à réfléchir aux arguments avancés, si possible avec esprit critique. Et pour préciser d’emblée : esprit critique, ça ne veut pas dire que la situation en place est forcément pourrie, ça veut dire que quelle que soit notre position, on utilise régulièrement des arguments fallacieux, et que si on veut pouvoir avancer dans le débat, il faut apprendre à les reconnaitre et, soit à les réparer pour qu’ils ne soient plus fallacieux, soit à les abandonner parce qu’ils ne peuvent pas servir une argumentation rigoureuse. Avant de commencer, je dois vous dire que c’est un sujet qui soulève plein de passions, et ça me révolte de plein de manières, et je suis radicalement opposé à l’expérimentation animale, mais l’idée, là, c’est d’être clean sur l’argumentation, autant que possible. Ça veut dire reconnaitre là où on a peut-être tort, là où on n’est pas sûr. Ça veut aussi dire creuser un peu plus loin que les affirmations de surface, ce qui n’est pas évident en une heure. Donc, là où je voulais en venir, c’est que vu qu’on attendra la fin pour les questions et que vous aurez forcément quelques désaccords et quelques questions, quelques incompréhensions ou quelques remarques, je vous conseille de prendre des notes – d’autant que je ne vous passerai pas forcément ce PowerPoint en l’état, vu que c’est la première fois que je donne cette conférence et que je vais essayer de l’améliorer après. Bref, c’est parti.

Types de recherche

Première chose que vous devez savoir, c’est en gros à quoi correspond l’expérimentation animale – pas seulement en termes de ce qui est fait aux animaux, mais aussi de pourquoi. Je repasserai pas sur les espèces, je vous dirai simplement que toutes les espèces peuvent être utilisées, qu’il n’y a que pour les grands singes et les espèces menacées que ça implique des dérogations spécifiques, qui ne sont généralement pas utilisées, et que globalement, la très grosse majorité des animaux utilisés sont des rongeurs et des poissons, mais qu’il y a encore aussi des espèces plus photogéniques comme les primates, les chevaux, les chats et les chiens. Les statistiques annuelles fournies par le ministère, elles recensent en gros huit grands domaines d’application, mais la plupart des utilisations sont concentrées dans trois domaines :

la recherche fondamentale, donc en gros tout ce qui n’a pas d’exigence d’applicabilité directe mais qui cherche plutôt à comprendre des maladies, des fonctionnements, des comportements, pour construire une base de connaissances, qui peut ensuite servir

à la recherche appliquée, sur les maladies humaines et quelques autres utilisations, dont le « bien-être animal » (en fait ça c’est la zootechnie, les vaches à hublot et compagnie, donc personnellement j’utiliserai plutôt l’expression « adaptation des animaux de rente à des conditions de vie délétères », mais bon…). Et le troisième domaine principal,

c’est les tests réglementaires, donc les tests de toxicité, d’efficacité, de qualité… qui sont demandés avant la mise sur le marché des ingrédients et des produits. Entre recherche fondamentale, recherche appliquée et tests réglementaires, on a déjà 90% des utilisations recensées chaque année.

Les 10% qui restent, c’est pour l’enseignement, pour des enquêtes médicolégales, pour gérer des colonies d’animaux génétiquement modifiés, ou pour la « préservation des espèces » et la « protection de l’environnement » (on n’a pas vraiment de détails, là-dessus, mais suivre des populations de cétacés, par exemple, ça peut être invasif, si on met des transpondeurs ou des choses comme ça, et du coup, ça peut être considéré comme de l’expérimentation animale, vu qu’il y a un stress ou une douleur « au moins équivalente à l’introduction d’une aiguille » – ce qui est la définition officielle de l’expérimentation animale. Et ça définit vraiment le niveau le plus bas de stress ou de douleur, puisqu’après vous avez des « degrés de gravité », qui vont de « léger », le plus bas, en passant par « modéré », où ça devient plus tendu, jusqu’à « sévère », quand on empoisonne les animaux, qu’on les brûle, qu’on fait des choses très invasives ou très stressantes, en gros, et jusqu’à des procédures « sans réveil », qui sont tellement invasives que même avec des antidouleurs, on ne juge pas acceptable de réveiller l’animal après la procédure tellement ce serait affreux pour lui, donc on le tue avant qu’il se réveille. Il ne faut pas mettre de côté non plus les procédures légères, qui sont moins invasives, juste parce qu’elles sont moins choquantes. Ça peut être des prises de sang, « simplement », mais ça reste un stress et/ou une douleur pour l’animal concerné. — Vous remarquerez peut-être que j’ai parlé des utilisations « recensées », tout simplement parce qu’en plus des 2 millions d’animaux qui sont utilisés chaque année dans des procédures en France, il y en a 2 millions qui sont élevés et qui ne sont pas utilisés dans des procédures : soit ils meurent de maladies imprévues, soit ils sont en surplus dans un élevage et ils seront tués sans être utilisés, soit on les tue pour récupérer leurs tissus et les étudier ex vivo, ce qui n’est pas considéré comme une procédure… Donc ça en fait plus. Et les statistiques ne comptent que les vertébrés et les céphalopodes, et les formes fœtales et larvaires seulement à partir du 2e tiers du développement, donc utiliser des larves de poissons pendant leurs premiers jours, c’est pas considéré comme de l’expérimentation animale. Bref, c’est impossible de savoir combien d’animaux non-humains, en tout, sont utilisés là-dedans.

L’exemple du Covid-19

Maintenant, pour comprendre un peu la complexité du débat sur l’utilisation scientifique et les alternatives, je voulais vous montrer la diversité des utilisations d’animaux et d’autres méthodes dans les recherches concernant le Covid-19. Ce sera schématique, mais ça permettra d’aborder pas mal de choses.

Première chose, l’origine du Covid-19. Pour ça, il y a eu

des recherches sur la transmissibilité du virus entre animaux, avec des chauve-souris et des pangolins, en particulier, et puis

des prélèvements sur des animaux sauvages pour voir si on retrouvait un virus assez proche du nôtre, et puis aussi toute la saga autour du labo P4 de Wuhan et du marché humide, qui est un truc d’autant plus compliqué que la Chine n’est pas vraiment un modèle de transparence.

Deuxième chose, toute la recherche fondamentale sur le virus et la maladie. Ça, c’est passé notamment par

une re-synthèse du virus et des recherches sur les mutations possibles entre animaux,

l’utilisation de modèles in vitro et in silico pour voir comment il se comportait dans différentes situations, face à différentes molécules,

l’utilisation de « modèles animaux non-analogues », donc en gros des animaux dont on reconnait que le virus ne se déroule pas chez eux comme chez nous, mais justement on va s’y intéresser pour voir où sont les différences (typiquement, dans un film de zombie, si on s’intéresse au seul gars à qui le virus ne fait rien, c’est pas parce que c’est un modèle parfait, c’est justement parce qu’il doit avoir un truc qui peut nous intéresser),

et puis la production de modèles animaux génétiquement modifiés – ou pas d’ailleurs, mais en tout cas dans l’idée de trouver « le meilleur modèle possible », c’est-à-dire

des animaux chez qui la maladie se déroule de manière assez similaire à nous pour qu’on puisse espérer aller plus loin avec eux, vers

la recherche appliquée. En recherche appliquée, on peut mentionner vite fait, chez les humains,

les tests sur les malades, qui ont utilisé des médicaments déjà connus et mis en avant, qui ont eu des résultats bien pourris, mais il fallait bien essayer. En-dehors de ça, sur les animaux, il y a eu

des tests des outils de prise en charge, genre les respirateurs, qui ont été testés dans certains pays sur des cochons dont les poumons avaient été lésés, ou alors les masques (pas les trucs fancy, vraiment les masques qu’on met maintenant un peu partout), pour voir si ça empêchait un minimum la contamination, il y a des gens qui ont mis des hamsters infectés ou non dans deux boites reliées soit par des trous ouvert à la circulation de l’air, soit par des trous obstrués par un masque – la bonne nouvelle, c’est que ça marchait, ça réduisait la contamination.

Il y a aussi eu des tests de transmissibilité, notamment concernant les animaux « de rente » dont on avait peur qu’ils deviennent un gros réservoir (vous vous souvenez peut-être de ces visons élevés pour leur fourrure qui ont tous été tués aux Pays-Bas à cause de ça…), et puis les animaux de compagnie aussi – du coup il y a des gens qui ont infecté volontairement des chiens, des chats, des cochons, pour voir si c’était possible et s’ils pouvaient transmettre le virus.

Et puis certains animaux ont été utilisés comme réservoirs de sang, d’anticorps, de virus… Pour pouvoir

préparer et tester des médicaments, des vaccins… bref, tous les traitements potentiels, qui ont dû ensuite passer par les

tests réglementaires avant leur mise sur le marché. Côté tests réglementaires, il y a d’abord la phase pré-clinique, avec

les tests in vitro et in silico, pour vérifier les toxicités connues (mais c’est là que l’in vitro est moins sexy qu’on peut s’y attendre, parce que souvent encore, ça implique d’utiliser des substances animales pour le milieu de culture ou pour les tests – là je mets l’exemple du sang de Limule, qui prédit un certain type de toxicité).

et puis il y a les tests sur les animaux, pour l’efficacité

et pour les toxicités – je dis « les » parce que ce n’est pas simplement « est-ce que c’est toxique ou pas », c’est « ça donne quoi à très grosse dose en une seule fois », à petites doses répétées pendant un moment, c’est quoi l’impact sur la reproduction, les malformations, les cancers, la toxicité environnementale, etc., donc c’est tout un truc bien large, certaines toxicités étant testées sans animaux, d’autres utilisant des animaux. Et au bout du compte (ou dans le cas du Covid, ça a parfois été commencé en parallèle des tests sur les animaux), on arrive aux

essais cliniques, sur des personnes humaines, donc. La phase I, c’est sur des gens en bonne santé, pour tester les toxicités aussi. Les phases II et III, ça va passer par des patients, d’abord pour déterminer la dose nécessaire, puis pour voir l’efficacité comparée à plus large échelle. — Vous voyez, du coup, qu’on est sur quelque chose de bien complexe. Les reproches que les milieux opposés à l’expérimentation animale vont faire à ces pratiques sur le plan scientifique, c’est surtout qu’une espèce ne pourrait pas être le modèle biologique d’une autre espèce, parce que ce sont des systèmes complexes. Système complexe, ça veut dire qu’un changement insignifiant à un niveau quelconque peut avoir des conséquences énormes à d’autres niveaux, qu’on ne peut pas prévoir, et donc il serait impossible de savoir à l’avance si ce qu’on observe chez l’animal en question se reproduira ou non chez l’humain. En réponse à ça, je n’ai jamais rien entendu de bien convaincant de la part des milieux de l’expérimentation animale, autre que de dire « on sait que les modèles ne sont pas parfaits » ou « on n’utilise aussi des modèles non-analogues », ce qui n’a rien à voir avec la question. Mais pour me faire l’avocat du diable, dans tous les domaines, on fait toujours au mieux pour reproduire autant que possible ce qu’on veut modéliser, mais par définition, un modèle, c’est déficitaire. Donc, ce qu’il faut faire, c’est évaluer le résultat systématiquement après-coup, pour évaluer si ça peut être bon. Pour ça, les gens de l’expérimentation animale vont mentionner la proportion de prix Nobel qui ont utilisé des animaux, ce qui est ridicule parce qu’évidemment que la plupart en ont utilisé, vu que c’est autorisé – ça ne veut pas dire qu’ils n’auraient pas pu trouver ce qu’ils ont trouvé d’une autre manière, ni que leurs modèles étaient forcément bons, juste qu’ils ont utilisé ça, en l’occurrence, et qu’ils ont abouti à un résultat qui s’est avéré être bon à ce moment-là. Ça ne peut même pas garantir que le résultat n’est pas le fruit du hasard, qu’ils n’auraient pas pu le manquer s’ils avaient utilisé une espèce un peu différente, donc c’est pas top. Et côté tests réglementaires, on n’a pas grand-chose comme données, mais ce qu’on a n’est pas brillant non plus – surtout, on n’a aucune garantie que des molécules qui ont été écartées du marché parce que les tests sur les animaux ont trouvé des toxicités importantes, n’étaient pas finalement tout à fait sûres pour notre santé, et si ça se trouve très efficaces. Donc c’est une possibilité concrète qu’on soit passés à côté de médicaments super à cause des tests réglementaires sur les animaux. Mais on n’a pas les données pour évaluer cette possibilité, vu que justement, les molécules en question n’ont jamais été testées sur des humains. — Alors, j’ai quand même besoin de parler des autres aspects, donc je vais m’arrêter là sur les questions scientifiques pour passer à l’éthique : parce que finalement, même quelque chose de génial scientifiquement peut tout à fait être éthiquement condamnable…

Anticipation

Et donc, pour une petite illustration du débat sur l’intérêt scientifique, l’éthique et les pratiques, il y a un épisode de Star Trek Voyager qui est super, où l’équipage du vaisseau se met à avoir des maladies, des stress, des troubles, sans savoir d’où ça vient, et ils finissent par découvrir que c’est une race extraterrestre invisible qui expérimente sur eux… Je vous mets ça, ça dure 3 minutes.

[lecture] — Évidemment, cet épisode est calqué sur le débat sur l’expérimentation animale, très explicitement. Et ça se passe en 2374, mais en vrai, ce débat-là, il est loin d’être nouveau…

Histoire

…puisqu’au 19e siècle, Claude Bernard, disait qu’il avait dû s’en remettre à un commissaire de police dont il avait fait son ami, pour le protéger des représailles des voisins qui entendaient les cris des animaux chez lui. Le plus ironique, c’est qu’il avait connu ce commissaire de police parce que son chien avait été ramassé dans la rue par un gars qui vendait des chiens aux expérimentateurs, et il l’avait emmené à Claude Bernard. Du coup, le commissaire a eu du bol, Bernard avait pas tué son chien, et ils ont discuté et ça a bien arrangé Bernard. Tout ça pour dire que la lutte contre l’expérimentation animale (ou à l’époque, contre la vivisection, puisque c’était le mot employé, qui correspondait à des pratiques plus spécifiques), ça ne date pas d’aujourd’hui. Les premières associations françaises antivivisection,

c’est au début des années 1880. Marie Huot, une militante, avait été arrêtée par la police à plusieurs reprises parce qu’elle avait attaqué sur scène avec son parapluie des chercheurs qui commençaient à découper sur place des animaux sans anesthésie, pour faire des démonstrations. Et aujourd’hui, l’association la plus ancienne qui est encore active en France, c’est

la Ligue française contre la vivisection, qui a été refondée en 1956. — Ce qui est vieux aussi, c’est l’opinion des gens sur les personnes véganes, même si le mot n’existait pas encore au début du 20e siècle.

Là, en 1916, un psychiatre a vomi un diatribe dans le Lancet, pour dire que les végés étaient « anti-tout », en gros – ce qui est bon à savoir quand on voit dans Valeurs actuelles aujourd’hui des gros titres qui dénoncent la décadence de la société à cause des ayatollahs de la chlorophylle qui sont anti-tout…

Côté histoire, si ça vous intéresse, il y a la thèse de Jean-Yves Bory, qui est super intéressante. Elle n’existe pas en eBook, mais ça vaut le coup d’avoir le livre, et c’est une thèse, donc ça a l’avantage d’être très bien sourcé. Et ça parle notamment des discussions éthiques autour de l’expérimentation animale à l’époque.

Éthique

Nous, on n’est pas encore en 2374, et ce mot, « éthique », il pose toujours problème. Le gros souci, c’est qu’il y a une

distinction très claire entre la philosophie morale et la réglementation, qui représentent toutes les deux un versant de l’éthique et qui ont des conséquences très différentes. Du côté de la réglementation, il s’agit de faire appliquer les mœurs actuelles, déjà définies, le mieux possible. Pour l’expérimentation animale, les mœurs en question, ce sont

les 3R, Remplacement, Réduction et Raffinement, dont vous avez forcément entendu parler à un moment ou à un autre, mais que le public connait encore très mal.

Il y a le Remplacement – c’est le premier R, c’est-à-dire que si on peut Remplacer les animaux par autre chose, on doit le faire. Il y a plein de limites, parce qu’il faut avoir connaissance de l’autre chose, et il faut que cette autre chose permette de donner exactement les mêmes résultats que les animaux, donc l’idée n’est pas de savoir s’il y a d’autres manières d’étudier un sujet, mais d’autres manières d’obtenir spécifiquement les résultats qu’on cherche. Et souvent, les chercheurs et chercheuses parlent de Remplacer les primates par des souris, par exemple, en supposant que c’est moins grave d’utiliser des souris plutôt que des primates. — Ce qui pose question, aussi, avec cette notion de Remplacement, c’est que s’il s’agissait vraiment d’un principe éthique au-delà d’une application « bête » de la réglementation, alors les gens qui l’appliquent pourraient l’appliquer à tous les domaines de leur vie. Et dans ce cas,

pourquoi la plupart mangent des animaux ? C’est une utilisation des animaux qui n’est pas nécessaire, en tout cas en France, de nos jours, et au strict minimum pour la plupart d’entre eux qui sont des adultes salariés en bonne santé. Du coup, si les 3R sont un principe moral, la conséquence logique serait d’arrêter de manger des produits animaux. Et à mon avis, un chercheur végétalien serait beaucoup plus crédible en parlant des 3R, qu’un chercheur qui est train d’ajouter de la mayonnaise dans son sandwich poulet-bacon – parce que ça, c’est quelque chose qui, au moins du point de vue des animalistes, enlève toute crédibilité à la notion de 3R et de « nécessité » de l’expérimentation animale.

Bref, le deuxième R, c’est la Réduction. Si on ne « peut » pas Remplacer (ou si on ne sait pas qu’on peut, ou si on n’accepte pas de perdre une voie d’accès à ce qui nous intéresse), il faut Réduire le nombre d’animaux, ce qui se fait globalement avec des tests de puissance statistique. Genre, si vous pouvez avoir des résultats aussi valides avec 20 souris qu’avec 120, alors vous en utilisez 20. Sur le principe c’est pas mal. Mais les étudiants ne sont pas formés aux tests de puissance statistique, en France, donc il y a quelque chose d’étrange là-dedans. Et surtout, le nombre d’animaux utilisés stagne depuis 20 ans, donc clairement, c’est un principe qui ne marche pas très bien ou qui est pas suffisant tel qu’il est appliqué. Les associations qui défendent l’expérimentation animale disent que c’est parce qu’on fait plus de recherches, donc il y a moins d’animaux utilisés dans chaque projet, mais vu qu’il y a plus de projets, ça compense. Le souci, c’est que pour argumenter ça, ils utilisent des chiffres biaisés, les chiffres des enquêtes statistiques du ministère depuis 2013, en disant que la moyenne d’utilisation par établissement a baissé au fil des années, alors que la moitié des établissements n’avaient pas déclaré leurs chiffres la première année, et un quart la deuxième année, donc c’est pas du tout fiable comme calcul. Mais même si c’est effectivement de moins en moins d’animaux et de plus en plus de recherches, le bilan a beau être meilleur côté résultats, pour les animaux, ça ne change rien…

Enfin, le troisième R, c’est le Raffinement, des techniques et des modes de détention. Typiquement, il y a une obligation d’enrichissement des cages et des « compartiments ». L’enrichissement, des fois, ça peut être simplement de la litière compactée, et on peut mettre 3-4 souris dans une boite de la taille d’une boite à chaussures, et elles ne verront rien d’autre dans leur vie que ces boites sauf pendant les procédures, donc c’est quand même très limité. Mais dans d’autres cas, le Raffinement ça peut être utiliser une méthode très peu invasive à la place d’une chirurgie thoracique, donc en termes de Réduction des souffrances, ça marche. C’est pas plus de bonheur, d’épanouissement, de liberté, clairement, mais c’est moins de souffrance ou de stress, ce qui est mieux que rien. — Maintenant, pour appliquer tout ça, d’un point de vue réglementaire, il faut bien un minimum de garantie. J’en reparlerai après, mais ce minimum de garantie, ce sont les

comités d’éthique qui s’en chargent. L’idée supposée être derrière ça, c’est celle d’une

analyse coût-bénéfice, donc de peser les coûts pour les animaux (qui sont des coûts réels) contre les bénéfices (qui sont généralement des bénéfices pour nous, et surtout des bénéfices potentiels, que rien ne peut garantir à l’avance). Donc déjà, on peut se dire qu’il y a quelque chose d’assez biaisé, dans la balance. On pourrait faire le même genre de calcul concernant des expériences sur d’autres personnes humaines, même non consentantes, et on pourrait avoir des résultats positifs, mais ça nous semble, à moi comme à vous, aberrant (enfin j’espère). Et ce n’est pas seulement parce que la réglementation l’interdit, c’est quelque chose d’autre, une idée de ce qui est bon ou mauvais, moral ou non. Tester des produits sur quelqu’un qui n’est pas d’accord, c’est pas top. Concernant les humains, ça va tellement loin que la semaine dernière, quand on a entendu parler de la première greffe de rein de cochon réussie sur une personne humaine, il y a eu tout un dilemme moral pour savoir si on avait le droit d’utiliser cette personne — une personne en état de mort cérébrale, qui ne pouvait pas donner son consentement, mais qui était donneuse d’organes, ce qui fait que le consentement a été demandé à ses proches sur cette base. Par contre, dans le même long article qui parle de ce dilemme, il y a juste une phrase pour le cochon, qui a été tué, pour ça. Lui, il n’était pas en état de mort cérébrale. On n’a pas demandé à ses proches un consentement quelconque. Et tout ce qu’on en dit, c’est : « c’est bon, on en mange plein tous les jours, il vaudrait mieux s’occuper de ça ». En gros : meh. — La base sur laquelle on va pouvoir réfléchir à ça, distinguer ça, c’est la philosophie morale. Et la philosophie morale, c’est compliqué, parce qu’il y a plein d’écoles de pensée. Généralement, on distingue quand même principalement

les déontologismes

et les conséquentialismes. Et c’est une distinction qui recoupe un peu celle entre les philosophies continentales et les philosophies analytiques. En gros, les déontologismes, ça consiste à poser des grandes principes, des règles qui définissent ce qui est moral ou non de manière absolue. Le souci, c’est que comme le fait remarquer Mr. Phi, un prof de philo youtubeur qui a écrit un livre de vulgarisation super, en fait, les principes déontologistes, souvent, ça colle comme par hasard avec les mœurs de l’époque. Voyez que déjà, le déontologisme, je l’ai laissé de ce côté de la ligne parce qu’il y en a plusieurs et que ça permet de réfléchir, mais dans chacun, on est un peu bloqué par des grands principes qui repose plus sur l’éducation du philosophe qui les a édictés que sur une analyse détachée, abstraite, sérieuse, de la situation. Pas besoin d’analyser la situation, on sait ce qui est moral ou immoral, il suffit d’appliquer. Il n’empêche qu’il peut y avoir de bons principes, qui nous paraissent intuitivement moraux. — De l’autre côté, les conséquentialismes, ça sort plus des philosophes anglo-saxons, à la base, avec une analyse concrète des situations et une évaluation morale des actions basées sur leurs conséquences. Le conséquentialisme le plus connu, c’est l’utilitarisme. Et là aussi, il y en a un paquet de différents – Cédric Stoltz a donné une conférence qui détaille ça aux Estivales de la Question Animale cet été, vous pouvez la regarder sur YouTube. Une des grandes distinctions, c’est qu’il peut y avoir des règles de base construites d’après les conséquences habituelles des actions – comme « ne pas séquestrer quelqu’un contre sa volonté », parce que généralement, séquestrer, ça implique de faire souffrir la personne, et on peut respecter cette règle, mais dans ce cas, s’il y a quelqu’un de très fort avec une machette qui commence à tuer tout le monde, la règle, intuitivement, on va un peu s’en foutre et on va séquestrer cette personne, parce que la souffrance que ça lui infligera sera moindre que celle qu’elle aurait infligée si on l’avait laissée faire. — Bon, à part ces deux grandes écoles, il y en a

plein d’autres, qui reposent sur différents principes, qui rentrent plus ou moins dans la case conséquentialisme ou déontologisme selon les cas, mais en mettant l’accent sur divers aspects. Par exemple, le contractualisme, c’est quelque chose qui est un peu anti-méritocratique : on n’a rien fait pour naitre tel qu’on est, dans la situation socioéconomique où on est, donc on n’a pas « mérité » ça, ce qui peut nous motiver, en nous disant qu’on aurait très bien pu naitre ailleurs, dans un pays où les droits humains sont moins respectés qu’ici, ou en tant que cochon, ou avec une maladie très handicapante… en nous disant ça, ça peut motiver à considérer les droits à accorder à toutes les catégories de population. — Du coup, vous remarquerez que j’ai mentionné l’idée de naitre en tant que cochon, en passant. Parce que dans les courants de pensée en philosophie morale, il y a un gros concept qui a été esquissé généralement par les utilitaristes dès le 18e siècle (et même avant), puis formalisé dans les années 80, c’est

l’antispécisme. La phrase connue, de Jeremy Bentham, c’est, en paraphrasant, qu’on s’en fout si les animaux non-humains savent construire des fusées ou écrire des poèmes, s’ils savent faire des équations ou penser comme des philosophes, ce qui est important, c’est qu’ils peuvent souffrir. Et à partir du moment où ils peuvent souffrir, il faut prendre en compte leur droit à éviter ces souffrances. Aujourd’hui, plus que simplement la capacité à souffrir, on parlera de la

sentience, c’est-à-dire la capacité à avoir une vie subjective, des intérêts, la possibilité d’expériences positives et négatives, tout ça. — Je disais que ça a été « esquissé », parce qu’avant les années 80, globalement, quand les philosophes parlaient de ça, ils avaient les grands concepts, les grandes idées, il faut pas leur faire de mal, tout ça, mais quand il s’agissait de parler de manger ces animaux, là y’avait plus personne, ou alors ils s’en sortaient avec une pirouette. Bon, c’était peut-être pas plus mal, parce qu’aujourd’hui on sait que sans la complémentation en vitamine B12, qu’on sait cultiver depuis la fin des années 40, le végétarisme et le végétalisme, c’est pas viable sur le long terme pour la plupart des gens. Mais ça, eux ne le savaient pas, et ils esquivaient la question quand même. — Il a donc fallu attendre les années 80 pour que Richard Ryder, puis Peter Singer, un philosophe australien spécialiste de philosophie morale, formalisent le concept d’antispécisme et en fasse

un concept central de la philosophie morale. Là, on entre dans un gros morceau, et je vais beaucoup parler pour détailler ça, mais je n’ai pas eu le temps de faire des slides détaillées qui me conviennent, donc il vous faudra suivre du mieux possible juste à l’oral. Et si vous voulez voir la version avec slides détaillées, il faudra venir à Bordeaux au mois de mars 🙂 . Bref, chez Singer, c’est utilitariste, donc conséquentialiste, on s’intéresse aux conséquences de nos actes pour juger s’ils sont moraux ou non. D’autres, comme Tom Regan, ont eu rapidement un positionnement déontologiste, incluant les animaux non-humains dans les grands principes prescriptifs comme « ne pas tuer ». Pour Singer, c’est plus compliqué. Un des gros points qui a choqué les gens, c’est d’entendre que pour lui, il vaudrait mieux utiliser des personnes humaines en fin de vie plutôt que des primates pour les expérimentations biomédicales. D’un côté, c’est une caricature, il a plutôt dit que si on accepte les expériences sur des animaux non-humains sentients, alors logiquement, on n’a aucun critère pertinent qui nous permette de refuser les expériences sur des personnes humaines dont la sentience est inférieure ou égale à celle de ces animaux, ou dont les intérêts, les perspectives d’avenir, sont moindres. Comme le gars en état de mort cérébrale tout à l’heure, qui n’était du coup pas sentient, mais pourtant on lui accordait plus de poids moral qu’à un cochon, sentient, qu’on a fait naitre, puis tué, privé de son avenir. — Pour revenir au cœur de cette question, quel serait le critère pour dire qu’on a le droit de faire souffrir et de garder en captivité des animaux non-humains, mais pas des humains ? L’intelligence ? On vient de voir que non, puisque quoi qu’on entende par « intelligence », il y a des personnes humaines moins intelligentes que certains animaux non-humains qu’on utilise dans des expériences. Le degré de sentience ? Idem. La possibilité d’épanouissement et d’avenir ? Idem, encore. Il y a toujours des cas marginaux. En fait, le fait d’avoir un grand principe qui interdit tout élevage, presque toute captivité, et tout abattage d’humains, c’est un principe complètement arbitraire, qui limité aux humains simplement sur le critère de l’espèce. Vous êtes humain ? Ok, on n’a pas le droit de vous tuer ou de vous faire du mal pour des expériences médicales. Vous êtes une souris ? Ah, ben la boite à chaussures en plastique où vous allez passer votre vie, c’est là-bas – on verra à quel point vous souffrirez avant d’être tué, mais ne vous en faites pas, on fera ce qu’on peut pour que ça ne dure pas très longtemps. — Ce genre de réflexions morales avec des applications sociales, c’est quelque chose qui a pourtant déjà eu lieu dans le passé, pour arrêter de dire que les personnes noires était « naturellement » faites pour travailler dans les champs et qu’elles ne souffraient pas comme les blancs qui les tenaient en esclavage. Ou pour dire que les femmes étaient « naturellement » faites pour s’occuper de la maison et des enfants, tout en mettant allègrement de côté les intérêts exprimés par ces mêmes femmes, qui voulaient, choses indignes, le droit de vote, le droit d’avoir un compte en banque, le droit de ne pas subir de viols de la part de leur époux. Et la notion de spécisme, et d’antispécisme, a été construite spécifiquement en référence à ces autres oppressions contre lesquelles des groupes de personnes se battaient depuis longtemps, avec quelques réussites. En 1990, quand l’antispécisme est arrivé en France avec les cahiers antispécistes, on y lisait que « Le spécisme est à l’espèce ce que le racisme et le sexisme sont respectivement à la race et au sexe : la volonté de ne pas prendre en compte (ou de moins prendre en compte) les intérêts de certains au bénéfice d’autres, en prétextant des différences réelles ou imaginaires mais toujours dépourvues de lien logique avec ce qu’elles sont censées justifier ». Mais le féminisme, l’antiracisme, l’antispécisme, se battent contre des principes, avec plus ou moins de succès. En pratique, il y a quelques dizaines d’années, quand ces droits n’étaient pas inscrits dans la loi, les gars qui forçaient leurs épouses à rester à la maison, leur interdisaient de voir des gens sans eux, les violaient sous couvert de « devoir conjugal », ces gars-là, ça ne leur paraissait pas aberrant de faire ça. C’était normal, et les gens qui suggéraient le contraire était des sensibles complètement débiles qui ignoraient les bases élémentaires de la biologie des sexes et des rôles sociaux. Et à l’époque de l’esclavage, les esclavagistes n’hésitaient pas à dire que les antiesclavagistes y étaient opposés uniquement parce qu’ils fantasmaient sur ce qui se passait pour les esclaves, alors que s’ils venaient voir comme on s’en occupait bien, comme ils étaient bien traités, comme c’était nécessaire pour pouvoir produire la nourriture qu’eux-mêmes mangeaient, alors ils arrêteraient de s’y opposer. — Toute ressemblance avec un débat actuel ou le sujet de la conférence n’est pas fortuite du tout. L’espèce, c’est un critère arbitraire, tout simplement parce qu’elle ne nous apprend, en elle-même, rien de pertinent concernant les individus qu’on traite différemment les uns des autres. Ça ne veut pas dire qu’il faut traiter tout le monde pareil, humain ou non. Imaginez le bordel que ce serait dans les bureaux de vote si on donnait le droit de vote aux vaches et aux pigeons pour les prochaines présidentielles ? … bon, non, en fait, ça ne serait pas le bordel, puisqu’elles ne pourraient pas comprendre ce droit de vote, donc elles ne viendraient pas, simplement. Là, c’est un critère qui n’est pas arbitraire : elles n’ont aucun intérêt à pouvoir voter elles-mêmes, donc elles n’ont pas le droit de vote. Par contre, elles ont un intérêt à ne pas être captives, à ce qu’on ne leur inflige pas de douleur, et puis elles ont un intérêt à pouvoir s’épanouir. Alors, certes, ces intérêts peuvent disparaitre ou s’émousser à force d’habitude et même être remplacés par un intérêt à rester en captivité et à ne pas trop interagir avec les autres – on parle parfois de « préférences adaptatives ». Mais ça ne veut pas dire qu’il faut moins prendre en compte les préférences initiales. Par exemple, on pourrait parler des primates qui doivent venir dans les chaises de contention pour des études en psychologie, notamment, où ils doivent appuyer sur des écrans pour évaluer leur motivation, ce genre de choses… Dans les vidéos des professionnels, on entend parler, et on voit des fois, des primates qui viennent plus ou moins d’eux-mêmes dans la chaise, et on nous dit que c’est grâce à la confiance qu’ils ont en la personne qui amène la chaise, qui les manipule. Mais dans la « visite virtuelle » d’un labo du CNRS, on voit des primates qui ont des gros machins en plastique autour du cou. Je ne savais pas ce que c’était, alors j’ai demandé au président du Gircor, qui parle dans cette visite… et il a fini par me dire que c’est justement le temps que les primates en question s’habituent à aller dans les chaises, pour pouvoir les choper de loin et les y mettre sans risquer de se faire griffer ou mordre, en gros. Qu’est-ce qui se passe si le primate en question ne veut pas y aller ? Bah une fois qu’on t’a chopé avec une perche et qu’on te fait te déplacer, t’a pas trop le choix. Et quand en plus une fois installé, t’as un bonbon, clairement, le plus simple, c’est d’aller s’installer. Et ce renforcement-là, ça peut être encore plus marqué avec des techniques de conditionnement même non violentes, mais au bout du compte, qu’est-ce qui s’est passé ? On a fait comprendre à ce primate que ce serait beaucoup plus désagréable pour lui de ne pas aller dans la chaise tout seul, et que ça pourrait même être sympa d’y aller parce qu’il aurait une récompense. À aucun moment la possibilité n’a existé qu’on accepte qu’il ne veuille juste pas y aller. À aucun moment on n’a envisagé de l’aider à se développer en tant qu’individu, indépendamment de l’usage pour lequel on considère en avoir besoin. Parce que c’est pas un humain, et que du coup, on a le droit de faire ça, et c’est justifié moralement, parce que… c’est pas un humain. — Bref, plutôt que d’obliger les individus à s’adapter à une situation injuste en leur donnant des outils qui facilitent un peu ça (en l’occurrence, les bonbons pour les primates, mais aussi les « enrichissements » pour les autres animaux…), on pourrait foutre en l’air la situation injuste pour pouvoir connaitre les préférences des individus en question dans une situation la plus juste possible, la plus dénuée de pression possible, une situation riche en possibilités plutôt que d’être « enrichie » avec de quoi faire une ou deux activités. —Globalement, les animaux sentients, en général, humains compris, ont un intérêt à ce qu’on prenne en compte leurs préférences, leurs intérêts, les moyens de leur épanouissement lors de l’élaboration des lois et du reste, donc c’est mieux de le faire, et de mettre en balance les intérêts de manière équitable, sans poser un critère arbitraire comme la « race », le sexe ou l’espèce, qui limite les droits d’une catégorie de population.  — Là, ça nous rapproche plus des domaines de

la philosophie politique et de la philosophie des droits, qui réfléchisse concrètement à l’application de la philosophie morale sur le plan politique et législatif. Parce qu’en fait, la philosophie morale, ça peut être très abstrait. — Du coup, la boucle est bouclée, plus ou moins, parce que ce que va élaborer la philosophie politique, c’est ce qui pourra servir de base à la réglementation, et à l’éthique en tant qu’application de cette réglementation. Mais vu qu’on a une réglementation sur l’expérimentation animale, qui vient, réellement, à l’origine, de réflexions morales, pourquoi je vous ennuie avec ça ? Ben parce que

si on en reste à ce côté-là de la ligne rouge, on s’embourbe complètement dans le statu quo, comme si la morale, au lieu d’être un sujet de débats sérieux et sincères susceptibles de faire évoluer les mœurs en élargissant systématiquement notre cercle de considération, c’était juste un truc qu’on avait résolu et sur lequel il n’y avait plus besoin de réfléchir autrement que par le filtre de lignes directrices déjà posées. Bon, quand même, il nous reste à voir quelles sont ces lignes directrices, comment elles sont actées et appliquées en pratique, parce que si ça se trouve, on pourrait en être satisfaits (spoiler, je pense pas que ce soit le cas de grand-monde dans la salle). Mais après tout, il y a des expérimentations qui se font sur des personnes humaines, des choses qui seraient inacceptables si elles n’étaient pas encadrées, et qui deviennent acceptables parce qu’il y a le cadre juridique pour garantir les droits fondamentaux, la protection des données, de la vie, les recours possibles, le consentement éclairé, tout ça.

Réglementation

Donc, parlons un peu de la réglementation de l’expérimentation animale.

Première chose, la réglementation en France, ça date de 1988. Avant ça, il n’y avait rien — concrètement, même en public, il n’y avait pas de sanction légale si vous étiez un scientifique. Il y avait bien vaguement un premier décret dans les années 1960, mais ça faisait quatre lignes et ça n’était pas contraignant du tout. La réglementation française, donc, elle a été forcée par l’Europe dans les années 80. Et la réglementation actuelle, elle est apparue en 2010 dans la directive européenne, et en 2013 en France. Et ça a impliqué des normes de détention pour les animaux : par exemple, pour les souris, avec la réglementation de 2013, il y a un chercheur qui mettait bien l’emphase sur dire qu’on était passé à 330cm² pour les boites en plastique dans lesquelles on détient les souris. Imaginez, trois-cent trente ! Bon, si vous vous souvenez des cours de maths, 330cm², ça fait à peine plus d’une demi-feuille A4. En hauteur, c’est 12cm le minimum. Et là-dedans, on peut mettre entre trois et cinq souris selon leur poids, puisqu’il faut minimum 60cm² par souris quand elles font moins de 20g, c’est-à-dire un carré de moins de 8cm de côté, et 100cm² pour une souris de plus de 30g, c’est-à-dire un carré de 10cm de côté. Les souris, ça mesure entre 3 et 10cm de long. C’est loin d’être l’opulence, côté déplacements possibles, du coup, si on suit les minimums réglementaires – après, il n’y a rien qui empêche les gens de prendre des boites plus grandes, ou de mettre moins de souris dans une boite, mais du coup, ça coûte plus cher, clairement, et c’est plus difficile à manipuler, il faut plus de place pour stocker le même nombre de souris… C’est pas forcément rentable, donc ça motive pas à faire plus que ce qui est demandé. Mais peut-être que ça se fait, je n’ai pas les chiffres là-dessus. — Après, ce qui va plus nous intéresser, c’est tout ce qui est application de la réglementation et prise en compte de « l’éthique » ou du « bien-être animal ».

Première chose, du coup, depuis 2013, en France, l’avis du comité d’éthique est indispensable pour obtenir l’autorisation du ministère de commencer légalement un projet. Avant 2013, les avis des comités d’éthique étaient consultatifs, donc en gros ils donnaient leur avis et les chercheurs en faisaient ce qu’ils voulaient. Ça n’empêchait pas le Gircor de clamer que tout allait bien et qu’il n’y avait pas besoin de renforcer la réglementation, qui était déjà une des meilleures du monde, tout ça. Mais aujourd’hui, c’est obligatoire.

Ça n’empêche pas 100% des projets d’être approuvés, en France, mais d’après les données 2013-2017, pour la moitié des projets, l’approbation a mis plus de 40 jours à être donnée, ce qui veut dire qu’il peut y avoir eu des échanges, des corrections du protocole, ce genre de choses. Donc si vous soumettez n’importe quoi comme projet, c’est pas dit que ça soit accepté en l’état, contrairement à ce qu’on entend parfois dans les milieux animalistes. Il faut bien être honnête là-dessus.

Le comité d’éthique, c’est minimum 5 personnes, dont 4 sont des personnes compétentes en expérimentation animale – donc qui pratiquent, en gros. La dernière personne, c’est la personne « non-spécialiste », ou « naïve », dans le jargon administratif, ce qui est assez parlant, comme vocabulaire. Après, beaucoup de comités d’éthique ont 15, 20, 25 membres (bon, en comptant les suppléants et les  membres tournants), mais dans les descriptions que j’ai lues, généralement, ce n’est pas la participation du public qui est multipliée, c’est plutôt le nombre de membres qui pratiquent l’expérimentation animale, ce qui peut en soi être un conflit d’intérêt pour plein de raisons. D’autant qu’il y a plus de 120 comités d’éthique en France, et certains ne représentent qu’un seul établissement, donc les gens qui le composent sont principalement des gens de cet établissement. Pour voir le contraste, les « Comités de protection des personnes », qui s’occupent des dossiers de recherche impliquant des personnes  humaines, il y en a 40 en France, ils doivent avoir 7 membres du monde médical et 7 membres de la société civile avec des expertises spécifiques en éthique, sociologie, psychologie et en droit, et des représentations d’associations agréées de malades et d’usagers du système de santé. Et quand un dossier est envoyé, il est attribué au hasard à un comité d’éthique, par tirage au sort sur tout le pays. Alors que pour les animaux, les établissements ont un comité d’éthique attitré, local.

Mais les comités d’éthiques sont censés adopter la charte nationale partagée par le ministère de la recherche, qui doit garantir l’absence de conflits d’intérêt (mais qui ne développe pas trop sur comment), et qui les tient à la confidentialité des délibérations et des décisions, ce qui est contradictoire avec le droit d’accès du public aux documents administratifs, mais bon, on n’est pas à ça près… Si vous voulez des détails là-dessus, vous pourrez regarder la conférence que j’ai données aux Estivales, je l’ai partagée sur ma chaine Youtube. — La deuxième structure censée garantir une protection des animaux, c’est

la Structure Chargée du Bien-Être Animal. Je vais pas trop détailler, notamment parce que je connais moins, mais en gros, c’est une

structure interne, donc plusieurs personnes de l’équipe de recherches, avec le ou la vétérinaire désignée, se retrouvent pour réfléchir sur l’application des 3R et le « bien-être animal »,

théoriquement plusieurs fois par an, mais c’est très variable selon les établissements, et ils doivent faire des recommandations concernant surtout le Raffinement des modes de détention et des procédures utilisées. Du coup, ça peut être très sincère, pour dire d’ajouter tel « enrichissement » à telle espèce, d’arrêter telle pratique parce qu’on peut faire moins stressant, ce genre de choses. Ça reste, comme je disais tout à l’heure, des outils pour que les animaux s’adaptent plus facilement à une situation délétère, mais c’est mieux que rien du tout – en tout cas si on n’utilise pas ça comme un alibi pour dire que les animaux sont traités de manière juste. — Enfin, il y a quand même une manière plus directe de faire appliquer la réglementation, ce sont

les inspections des services vétérinaires publics, donc des DDPP. Ces inspections, elles dépendent du ministère de l’Agriculture, sûrement parce que c’est lui qui gère les DDPP, c’est les DDPP qui ont les inspecteurs vétérinaires qui font déjà les abattoirs, les élevages, tout ça, donc c’est plus pratique.

Chaque année, un tiers des 600 et quelques établissements d’expérimentation animale en France doit être inspecté. Et ça inclut, théoriquement, tous les établissements qui utilisent des primates, des chiens et des chats. La fréquence, d’après les chiffres fournis par le ministère, elle est respectée, et c’est même un peu plus d’un tiers par an. Les difficultés, ça vient après.

La grille d’inspection, c’est 45 items répartis en 4 catégories. Si vous tapez « vade-mecum ministère de l’agriculture », vous le trouverez avec les autres, il y a le détail de ce qui est regardé. Et la difficulté, c’est là.

Sur 45 items, la loi prévoit des sanctions pour seulement 13. Et ces sanctions, c’est les amendes correspondant à des contraventions de 3e et 4e classe, donc maximum 450€ ou 750€. Autant dire que pour une grande université qui brasse des millions d’euros juste en rémunération du personnel, c’est pas des montants particulièrement dissuasifs. C’est peut-être pour ça que, parmi les 132 rapports d’inspection récents que j’ai pu consulter,

il y a moins d’un établissement sur sept qui est strictement conforme à la réglementation. Des fois, c’est des petites choses, un registre pas tout à fait bien tenu, ou une ventilation un peu bruyante par moment mais qui va être réparée. Et puis, d’autres fois, dans la moitié des cas, en fait, c’est que le personnel n’a pas suivi la formation réglementaire, ou qu’elle n’est pas renseignée correctement par l’employeur, ce qui est censé donner lieu à des amendes, mais entre 2013 et 2017, sur 70 mises en demeures (donc pour des non-conformités graves), il n’y a eu que 2 dossiers qui ont été envoyés au procureur, donc seulement deux amendes potentielles. Et les mises en demeure, des fois, c’est des choses graves. Typiquement, j’ai des rapports sur lesquels ça dit qu’un projet a été commencé sans avis du comité d’éthique, et qu’il continue comme ça depuis un an. Et la conclusion, c’est « ah oui mais c’est bon, maintenant ils ont demandé et ils attendent l’autorisation ». Et pendant ce temps, le projet continue. D’autres fois, c’est des animaux qui sont gardés en isolement, sans enrichissement, et même sans justification scientifique. C’est des choses qui ne sont pas forcément fréquentes, mais qui arrivent, ici, en France, et qui ne sont généralement pas punies – et le public n’a pas accès aux décisions de sanctions et le ministère ne veut pas non plus qu’il ait accès aux rapports d’inspection. Donc actuellement, de ce que j’ai pu voir en tout cas, parce que 132 rapports, ça représente moins d’un quart des établissements en France, donc mes proportions peuvent être fausses, mais d’après ce que j’en vois et vu la loi telle qu’elle est maintenant, c’est très loin de pouvoir dissuader des établissements d’être en non-conformité.

Si vous voulez lire un peu à propos de la situation aux États-Unis, surtout à l’Université de Wisconsin-Madison, où ils utilisent des primates, j’ai traduit un livre, une mine d’informations compilées par un militant de là-bas, bien sourcées, et j’ai ajouté quelquefois des infos pour faire le parallèle avec la France. (J’en ai quelques exemplaires à vendre, là-bas, si ça vous intéresse, sinon ça se trouve sur Internet ou en librairie sur demande. Et juste pour la transparence, je touche rien personnellement là-dessus, tous les bénéfices sur les ventes sont reversés à des assos françaises qui luttent contre l’expérimentation animale, à la demande de l’auteur.) Typiquement, l’Université de Wisconsin-Madison, elle a pris plusieurs dizaines de milliers d’euros d’amendes suite à des non-conformités graves (genre des animaux morts de soif, ou blessés par négligence, des trucs qui touchent vraiment directement à de la maltraitance illégale), et ça ne l’a pas empêchée de continuer, et de recommencer, et de reprendre le même genre d’amende, ce qui pose vraiment question sur le système d’application de la réglementation en général et sur comment protéger les animaux dans ce milieu. En fait, même du point de vue des personnes qui ne sont pas opposées à l’expérimentation animale, ça devrait poser d’énormes questions. Parce que je ne vous montrerai pas la vidéo du laboratoire de toxicologie espagnol épinglé cette année par Cruelty-Free International, mais ce labo, il affichait fièrement sur son site que le bien-être animal était sa préoccupation n°1 pour des raisons éthiques et pour les résultats scientifiques, et sur la vidéo, on voit des gars qui font des dessins sur un primate conscient pour s’amuser, ils jouent aux altères avec un mini-porc, ils découpent sur un rebord de table une souris consciente, bref, en plus des souffrances infligées légalement, il y a tout un tas de choses illégales, qui visiblement n’avaient pas été repérées par les services vétérinaires. Et la réglementation en Espagne, c’est à peu près la même qu’en France, c’est la directive européenne. À méditer, donc… Mais on peut remonter encore plus haut.

Problèmes scientifiques

Au-delà des problèmes spécifiques à l’application de la réglementation dans l’expérimentation animale, il y a aussi des problèmes plus largement répandus dans les milieux scientifiques actuellement. Alors, attention : la science, c’est super, la méthode scientifique, c’est l’outil le plus à même de nous permettre d’acquérir et d’évaluer des connaissances, pour s’approcher le plus possible de la réalité tout en identifiant le mieux possible les limites de nos raisonnements et de nos modèles. Je suis fan de la science. D’ailleurs, j’ai une thèse, donc même si c’est en musicologie, je suis scientifique, concrètement. Une grosse partie de ma thèse, d’ailleurs, c’était une critique méthodologique et une recherche de méthodologies plus fiables pour comprendre un sujet particulièrement difficile d’accès. C’est pas mon sujet principal ici, et sur ce sujet-là, je n’ai pas pu encore vraiment classer mes sources et creuser autant que j’aimerais, mais déjà,

voilà un aperçu des gros problèmes qui peuvent exister. Quand il y a des connards qui fraudent, qui font des essais sauvages, qui font leur pub sur YouTube ou dans les médias sur la base de résultats manipulés ou préliminaires, sans y mettre les formes et en prétendant avoir la science infuse et le remède miracle, parfois même en prétendant que justement, c’est eux qui n’ont pas de conflits d’intérêt alors que tous les autres en ont, ben il y a un gros problème – parce que ça fait des morts. Pour ne citer qu’un exemple, qui fera sûrement débat, mais tant pis, s’il y a besoin d’en discuter, on en discutera, c’est Didier Raoult. Le gars a été interdit de publication pendant un moment parce qu’il voulait publier n’importe quoi et qu’il avait manipulé des données et fraudé, les doctorantes hallucinaient parce que quand ils obtenaient pas les résultats que lui voulaient, la consigne était de répéter l’expérience jusqu’à les obtenir, il s’est présenté comme un expert génial sur la base de ses milliers de publication, dont il est matériellement impossible qu’il en ait lu un quart (et si vous connaissez des gens qui travaillent dans la recherche, notamment en médecine, demandez-leur comment ça marche : la consigne, c’est de mettre le chef de service ou de l’hôpital dans la liste des auteurs, qu’il ait participé ou non – et généralement, c’est non). Et sur la base de résultats préliminaires, il a commencé à faire sa pub sur Youtube, hors des canaux de publication contrôlés par les pairs, pour dire qu’il avait le remède miracle. Du coup, il y a des gens, apeurés par la situation et par sa présentation dans les médias, qui ont juste pris tout ce qu’ils pouvaient trouver avec de l’hydroxychloroquine. Par exemple, un couple est mort aux États-Unis après avoir bu du produit nettoyant pour aquarium, parce qu’ils ont vu qu’il y avait ça dedans. Alors Raoult n’est pas responsable de l’ignorance des gens, mais il est responsable d’avoir présenté un produit sur lequel il avait zéro preuve comme un remède et une prévention géniales, dans une situation de peur généralisée, ce qui aurait des conséquences évidentes. Et quand il a publié, il a manipulé les données en changeant des morts de groupe pour obtenir les résultats qu’il voulait. Et quand il a fait une « méta-analyse » pour prouver que c’étaient les conflits d’intérêt qui faisaient dire aux gens que l’hydroxychloroquine était inefficace, il a utilisé un critère binaire complètement arbitraire, en disant qu’en-dessous de 50.000€ d’argent reçu de la part des labos chaque année (donc à peu près 50 fois mon salaire annuel), ce n’était pas un conflit d’intérêt. Il le sortait de son chapeau, ce chiffre. Et des gens qui ont refait l’analyse à partir des mêmes données ont conclu qu’en fait, c’était plutôt le fait de faire partie de l’IHU Méditerranée qui avait l’air de motiver les gens à dire que la chloroquine marchait. Et on découvre récemment qu’il aurait fait des essais cliniques sauvages sur une autre maladie, contre l’avis de l’ANSM. Donc des expérimentations humaines, concrètement. Bref, actuellement, il y a beaucoup de gens comme ça, pour plein de raisons. Et on se bat contre eux. — Tous ces problèmes, ils peuvent venir de ces gens, ou alors ils peuvent venir de gens qui ont toutes les bonnes intentions du monde, qui font attention, mais qui ne voient pas immédiatement le problème à ne pas publier des résultats négatifs, par exemple (après tout, c’est moins intéressant de dire qu’on a trouvé que telle ou telle chose n’était pas efficace, plutôt que de parler d’un truc révolutionnaire), ou alors ils sont obligés de suivre le système d’une manière ou d’une autre pour exister à l’intérieur. La course à la publication, c’est drôle pour personne, surtout quand une équipe qui est payée par l’argent public, dans une université publique, doit payer une revue pour publier des résultats, et qu’ensuite le public doit payer s’il veut pouvoir lire ces résultats. C’est une honte, et tout le monde le sait, et tout le monde utilise des solutions illégales pour accéder aux articles, parce que c’est la seule solution pragmatique en attendant qu’on foute en l’air ce système de merde où les éditeurs sont les maitres. — Je m’emporte un peu là-dessus aussi, parce qu’autant dans la recherche en musicologie, tous ces problèmes-là, au pire ils feront que la pédagogie de la musique sera un peu moins bonne, ou qu’on va renforcer des stéréotypes sur certains types de musique, mais c’est loin d’être très grave. Alors que quand ça concerne des études qui utilisent des animaux, ou des recherches biomédicales en général, il y a des individus qui sont directement touchés : les animaux, qui sont tués dans le cadre de fraudes ou de méthodologies bien douteuses pour prouver que les OGM sont cancérigènes ou qu’ils ne le sont pas ; et aussi les patients et les patientes, humaines, parce que la littérature biomédicale est tellement polluée par tous ces soucis-là qu’il y aurait un gros ménage à faire, en plus de réformer le système, pour permettre de vraiment avancer. Pour ça,

il y a quelques suggestions, des choses déjà en cours, avec des gens qui se battent vraiment en interne, et là encore, pour être honnête, il y a forcément des gens qui utilisent des animaux dans les labos et qui se battent contre ces problèmes-là aussi. Ça n’excuse pas ce qu’ils font aux animaux, mais juste pour dire que ce ne sont pas forcément des gens complètement immoraux et détachés de toute considération éthique et de toute rigueur scientifique, ce qui peut être parfois l’image que renvoient les discours animalistes. C’est un système. Un système de merde, de plein de façons, mais on s’en sortira. — Sur ce sujet, je vous conseille le gros bouquin

Bad Pharma, de Ben Goldacre. C’est hyper bien documenté, c’est hyper rigoureux comme à son habitude, parce que c’est un gars qui est à fond sur la critique méthodologique, et ce qui est agréable, c’est qu’il n’a rien à vendre : c’est pas un Boiron ou un Thierry Casasnovas qui veut se faire de la thune sur votre malheur et qui profite des problèmes systémiques actuels pour vous faire peur. Bon, certes, il vend son livre, mais on n’est pas à la même échelle de profits, quand même… Mais c’est juste un gars qui est réaliste, et qui constate, sources à l’appui, tous les soucis qui existent, les initiatives déjà lancées pour tenter de les résoudre, et à quel point les choses en place censées garantir la bonne tenue du système et la sécurité des gens ont échoué à différents niveaux. Le livre n’est qu’en anglais, par contre, donc il faut pouvoir lire l’anglais, désolé… — Voilà, on arrive sur la fin, et pour conclure je voulais simplement parler de notre quotidien.

Au quotidien

Qu’est-ce qu’on peut faire, qu’est-ce qu’on doit faire, tous les jours, concernant l’expérimentation animale ? Il faut distinguer

ce qui concerne le grand public

et ce qui concerne les chercheurs et les chercheuses, à mon avis. Côté grand public, les cosmétiques, surtout en ce moment, c’est une grosse préoccupation, donc il fallait que j’en parle spécifiquement. Il faut connaitre

la loi européenne, qui interdit depuis 2014 la mise sur le marché de cosmétiques sur la base de tests sur les animaux, que ce soit pour le cosmétique lui-même ou pour ses ingrédients. Mais cette loi,

ce n’est pas partout, et en Chine ça pose un souci particulier parce que même aujourd’hui, malgré une grosse amélioration qui fait que les cosmétiques « ordinaires » peuvent être importés sans tests sur les animaux, pour certains cosmétiques particuliers comme les crèmes solaires ou les colorations pour cheveux, ils les imposent encore. Donc les marques peuvent faire leur dossier Union Européenne d’un côté et laisser faire à la Chine des tests sur les animaux parce qu’elles ont envie de vendre leurs produits là-bas.

Il y a aussi REACH, la réglementation sur la sécurité des produits de synthèse, qui a récemment obligé une marque de cosmétiques à tester deux ingrédients utilisés uniquement dans des cosmétiques sur des animaux, ce qui semble contradictoire avec la loi sur les cosmétiques… En même temps, les marques pourraient aussi arrêter d’utiliser des produits susceptibles d’être concernés par de nouveaux tests sur les animaux à cause de REACH… Il y en a bien qui le font. Mais quoi qu’il en soit, il y a

des logos et des certifications qui sont faites pour ça, et qui, vu ce que je viens de vous dire, sont utiles. « Cruelty-Free » marqué dans un coin de la boite, ça veut rien dire, ils peuvent dire ce qu’ils veulent. Il faut vraiment vérifier les certifications, PETA a une grosse liste de marques et de produits concernés, c’est bien pratique, si vous voulez éviter que vos achats cosmétiques n’impliquent des tests sur des animaux, même si ça reste quelque chose de rare aujourd’hui. — Ensuite, il y a les autres produits du quotidien – je parlerai pas des produits ménagers en particulier, on sait que là aussi il y aurait moyen de faire bouger les choses, mais je mentionnerai plus ce dont on parle rarement. Par exemple,

les plastiques sont concernés, globalement, par REACH ou par d’autres réglementations, sur la sécurité alimentaire par exemple. Donc quand vous achetez quelque chose qui contient du plastique, qui est emballé dans du plastique, c’est comme si vous achetiez un cosmétique qui contient un ingrédient testé sur des animaux, en gros. C’est déprimant, mais c’est vrai. Et là c’est beaucoup plus compliqué de boycotter complètement.

Il y a aussi, dans un autre registre, les ondes électromagnétiques et d’autres trucs de ce genre. Avec toutes les controverses là-dessus, il y a un paquet d’animaux qui ont pu y passer, pour prouver que c’était affreux, ou pour prouver que c’est tout pas du tout dangereux, ou pour évaluer ça sincèrement. Ce qui fait que quand on utilise un téléphone ou Internet, ça pourrait vouloir dire qu’on soutient ces tests, si on pousse un peu. — Et puis, qui concerne strictement tout le monde ici,

il y a les pesticides – qu’ils soient bio ou conventionnels, c’est des trucs qui passent par des tests sur les animaux avant d’être commercialisés, donc oui, là aussi, vous faites forcément des achats qui impliquent des tests sur les animaux. Et puis, évidemment,

les médicaments… Et là mon message sera simple : vu tous les autres trucs pour lesquels on est obligés de subir le fait qu’ils sont testés sur des animaux, dans notre alimentation et dans notre quotidien, accepter les médicaments, c’est pareil. Ça ne veut pas dire que l’expérimentation animale soit nécessaire pour ça – ça veut juste dire qu’actuellement, elle est obligatoire dans ce cadre, et que du coup, on ne nous offre pas d’alternatives viables. Donc, j’aurai la  même position que PETA et la Vegan Society là-dessus : soignez-vous, prenez soin de votre santé (ce qui ne passe pas que par les médicaments, évidemment, mais des fois c’est difficilement évitable), prenez soin de la santé des autres (ce qui passe parfois par la vaccination), parce qu’un militant mort ou en mauvaise santé ou qui met les autres en danger, c’est pas vraiment souhaitable. — Enfin, pour les chercheurs et les chercheuses qui utilisent des animaux, s’il y en a ici, j’ai trois choses à demander, ou à recommander, ou à suggérer, vous le prenez comme vous voulez :

déjà luttez contre les biais systémiques dont j’ai parlé. Vous le faites peut-être déjà, et dans ce cas c’est super, mais sinon, faites-le. Le changement ne viendra clairement pas de l’extérieur, sur ces choses-là. Ensuite,

soyez transparents. Pas seulement la transparence que prône l’EARA ou le Gircor, ça c’est de la poudre aux yeux dont le but est de dire que la « recherche animale », c’est top. Mais vraiment la transparence totale sur ce que veut savoir le public. Le public vous demande quelles non-conformités il y a eu dans votre laboratoire lors de la dernière inspection, et de quand elle date ? Ce serait logique de lui dire, surtout si vous bossez dans un établissement public. Le public veut savoir exactement ce que vous faites aux animaux, combien d’animaux vous avez utilisé ? Vous pouvez ajouter à ça ce que vous espérez tirer de ces recherches, mais par pitié, n’allez pas dans la minimisation de ce qui est vécu par les animaux, dans le discours qui souligne seulement les points qui rassurent le public. Les animaux souffrent, ne serait-ce qu’un peu, ne serait-ce qu’à cause de la privation de liberté et des contraintes de la captivité. Assumez. Complètement. Les actions violentes contre les personnes qui font de l’expérimentation animale, ça a à peine existé, ça date d’il y a 15 ans, et ça n’était pas en France. Tout ce que vous risquez, au pire, c’est des insultes sur les réseaux sociaux de la part de la partie minoritaire de gens qui se sentent à l’aise pour dire des horreurs en ligne. Et encore, jusque-là, je n’en ai jamais vu qui soient ciblées sur des gens spécifiques qui pratiquent l’expérimentation animale. Bon, même si c’est peu, même si c’est rare, ça reste abusé, clairement, et je dirai aux gens, s’il y en a qui le font, de ne pas faire ça : de ne pas insulter, de ne pas menacer – ça peut soulager, mais ça n’avance à rien, ça participe à empêcher le dialogue et donc la plupart des avancées envisageables. — La dernière chose, c’est

la réflexion morale. S’il vous plait, ne vous contentez pas de la réglementation, ne vous contentez pas des 3R, de la SBEA, de l’avis du comité d’éthique, en prenant ça pour une position morale. Renseignez-vous sur les courants de pensée antispécistes en philosophie morale. Le plus probable est que vous en avez une vision complètement déformée par les médias, que j’espère avoir un peu rétablie, mais la philosophie morale, c’est un domaine complexe, alors ne prétendez pas que vous avez trouvé la réponse et que les antispécistes se plantent. Avoir une vraie discussion de philosophie morale sur ce sujet, en mettant en regard différentes écoles de pensée, sans prendre l’espèce comme un critère de discrimination (vu que c’est un critère arbitraire)… Si on faisait ça, on pourrait peut-être avancer, au moins un peu.

Conclusion

En attendant, merci d’avoir écouté, et si vous avez des questions et des remarques, il nous reste un peu de temps 🙂 .