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L’argument du mois (#3) 40 raisons…

En bref

Les groupes qui défendent et promeuvent l’expérimentation animale font parfois des listes d’arguments censées indiquer que leurs pratiques sont nécessaires et doivent continuer.

La liste de « 40 raisons pour lesquelles les animaux sont nécessaires pour la recherche biomédicale » proposée par l’EARA (lobby européen) expose quatre points principaux. Près de deux tiers des « raisons », qui mélangent « citations d’experts », exemples anecdotiques et affirmations péremptoires, permettent tout juste de dire que l’expérimentation animale a participé au développement d’avancées médicales. Deux affirmations supplémentaires viennent cadrer les méthodes non animales comme des méthodes « complémentaires » à l’utilisation d’animaux. Les douze « raisons » restantes parlent de la réglementation, de la proportion de différentes espèces utilisées et du nombre d’animaux tués dans d’autres circonstances que l’expérimentation, sans préciser comment tout cela est lié à l’idée que les animaux seraient « nécessaires » à la recherche biomédicale.

Quoi qu’il en soit, aucune des quarante affirmations n’aborde la question de la légitimité du spécisme ou même de l’expérimentation animale elle-même, et le concept de « nécessité » n’est défini nulle part.

En détail

Le contexte

Sur son site web, l’Association européenne de recherche animale (EARA, organisme européen de communication et de lobbying en faveur de l’expérimentation animale) fournit une liste de « 40 raisons pour lesquelles les animaux sont nécessaires pour la recherche biomédicale » (que l’on retrouve également chez l’organe anglais de communication et de lobbying Understanding Animal Research). En cette fin d’année 2024, c’est l’occasion d’explorer les meilleures raisons avancées par la profession pour la poursuite de son activité.

Le but n’est pas de commenter les problèmes de forme de cette liste (qui ne contient aucune source et dont certains liens renvoient vers des pages Wikipédia qui n’ont rien à voir avec le sujet). Pour ne pas être victime de la loi de Brandolini en voulant analyser chaque affirmation individuellement, il s’agit ici de regrouper les « raisons » en fonction de leur propos de fond et d’évaluer si elles permettent logiquement d’arriver à la conclusion que « les animaux sont nécessaires pour la recherche biomédicale ».

Préambule sur le concept de "nécessité"

Un premier constat est clair : le concept de « nécessité » n’est défini nulle part dans la liste. Sa définition est pourtant loin d’être évidente dans le contexte d’une discussion éthique. La question de la légitimité de l’expérimentation animale étant au cœur de son acceptabilité sociale, voulue par les personnes qui défendent l’expérimentation animale, passer outre la définition du concept central met à mal toute possibilité d’argumentation solide.

Il serait donc possible de s’arrêter ici sur ce simple constat. Je passerai tout de même en revue les différentes « raisons » invoquées, qui éclaireront peut-être le propos. Regroupons donc les items de la liste par thématique.

Les avancées médicales (26 raisons)

Les deux premières « raisons » mettent en avant le rôle « vital » de l’expérimentation animale dans les avancées médicales et soulignent l’utilisation de ces méthodes par « presque tous » les prix Nobel de médecine ou physiologie « depuis 1901 ». Elles sont illustrées par vingt « raisons » supplémentaires, dont sept sous la forme de « citations d’experts » et treize autres qui mentionnent des avancées spécifiques telles que « les anesthésiants modernes », « le Tamoxifène » ou « l’éradication de la variole ». Un type d’argumentation qui se retrouve dès 1875 dans le British Medical Journal, en réponse aux campagnes demandant la fin de la vivisection.

Ici, quatre « raisons » supplémentaires viennent soutenir l’idée que les autres animaux sont de bons modèles « pour le corps humain », puisque l’on partage de nombreux gènes avec eux, que leurs organes « réalisent les mêmes tâches [que les nôtres] plus ou moins de la même manière », que leurs maladies sont similaires aux nôtres et que « beaucoup » de médicaments vétérinaires sont les mêmes que les nôtres.

​​​Près des deux tiers de la liste sont donc consacrés uniquement à l’affirmation que l’expérimentation animale a été utile pour faire avancer la médecine. Or, il ne suffit pas, pour considérer que l’utilisation d’animaux est « nécessaire », d’une liste d’affirmations péremptoires s’appuyant sur des arguments d’autorité, ni d’une liste de réussites qui évoque fortement le biais du survivant et qui ne fournit aucun moyen de le contrôler.

Vingt-six des quarante « raisons » de l’EARA permettent donc uniquement de dire que l’expérimentation animale a participé au développement d’avancées médicales, ce qui ne dit rien de sa « nécessité ».

Les méthodes non animales sont complémentaires et insuffisantes (2 raisons)

Après 26 points dédiés au fonctionnement et aux réussites de l’expérimentation animale, l’EARA pose deux « raisons » concernant les « méthodes non animales » : elles « jouent un rôle important dans la recherche biomédicale mais ne peuvent pas Remplacer toute utilisation d’animaux » ; et « les méthodes in vitro, telles que les cultures de cellules, ainsi que les modélisations informatiques, jouent un rôle important pour complémenter les données acquises sur les modèles animaux ». Difficile de voir en quoi le « rôle important » des méthodes in vitro justifierait que les animaux sont « nécessaires » à la recherche. Mais le propos est là : tout est complémentaire ; l’utilisation d’animaux génère des informations que les autres méthodes ne peuvent pas fournir.

À supposer que ces affirmations soient vraies et que l’expérimentation animale soit suffisamment pertinente en recherche biomédicale, cela ne donne aucune indication sur sa nécessité. Après tout, l’utilisation de personnes humaines dans des expériences douloureuses et mortelles génèrerait des informations qu’aucun autre modèle ne pourrait fournir, et elle n’est pas jugée « nécessaire » pour autant, peut-être parce qu’elle n’est pas jugée légitime. La légitimité de l’expérimentation animale est donc ici un présupposé.

Réglementation (7 raisons)

La moitié des « raisons » restantes concerne la réglementation : directive européenne, agréments et autorisations de projets, interdiction d’utiliser des grands singes, comités d’éthique et 3R… Des affirmations descriptives qui ne disent rien de plus que le fait qu’une réglementation existe. Deux d’entre elles sont même clairement fausses : Quoi qu’il en soit, le lien n’est pas clair entre ces « raisons » et l’idée que « les animaux sont nécessaires pour la recherche biomédicale ». Il pourrait s’agir de justifier de la légitimité de ces pratiques du fait de son encadrement réglementaire et des limitations qui y sont inscrites, mais comme je l’ai établi dans l’argument du mois #2, l’existence d’une réglementation ne suffit pas à garantir une quelconque légitimité.

Les espèces (5 raisons)

Les cinq dernières « raisons » concernent les espèces utilisées et la comparaison avec d’autres pratiques. Ainsi, les rongeurs, poissons et oiseaux « représentent plus de 90 % des animaux utilisés en recherche » tandis que les chats, chiens et primates en sont « moins de 0,2 % », et qu’une « diminution » a eu lieu « de 2008 à 2011 ». De plus, la quantité d’animaux tués pour l’alimentation est bien supérieure au nombre d’animaux utilisés par les laboratoires, et les chats domestiques tuent plus d’animaux en une semaine que les laboratoires en utilisent en un an. Encore une fois, on peut se demander ce que viennent faire ces chiffres dans une liste censée expliciter les raisons pour lesquelles l’expérimentation animale est « nécessaire ».

À nouveau, il s’agit certainement de tenter d’en justifier la légitimité. Le public s’intéressant plus facilement aux chiens, chats et primates, le fait que ceux-ci représentent un faible pourcentage du total, et que ce total diminue, peut aider à le rassurer (ou à écarter ses critiques). Quant à l’appel à l’élevage pour la consommation et aux chats domestiques, c’est une affaire de whataboutisme qui cherche à souligner une hypocrisie des critiques : si je participe moi-même à des pratiques qui font du mal aux animaux, comment pourrais-je reprocher à d’autres pratiques dont les victimes sont moins nombreuses ?

Aucune de ces raisons n’a de lien logique avec l’idée d’une « nécessité » de l’expérimentation animale. Au mieux, il s’agit d’une manière d’esquiver la question de la légitimité en la reportant sur la sensibilité spéciste du grand public au lieu de s’adresser aux spécialistes de philosophie morale et d’éthique animale.

Du descriptif au normatif

L’idée d’une liste montrant la « nécessité » de l’expérimentation animale est toujours d’assurer la continuité de cette dernière. Mais tout du long, en plus de ne pas définir le concept clé de « nécessité », cette liste fait l’impasse sur la question éthique : l’expérimentation animale est-elle plus légitime que les mêmes expérimentations réalisées sur des personnes humaines ? Puisque la position dominante en philosophie morale et en éthique animale est le rejet du spécisme, aucune liste d’affirmations ne peut logiquement aboutir à l’idée que l’expérimentation animale doit continuer tant qu’elle ne s’accompagne pas d’une discussion prouvant la légitimité du spécisme.

Schéma de synthèse